Revue de presse

"Luttons contre le fascisme qui vient par un sursaut citoyen" (J.-Y. Mollier, Le Monde, 31 déc. 14)

Jean-Yves Mollier est professeur d’histoire contemporaine (*). 5 janvier 2015

"Des djihadistes de nos banlieues aux mouvements religieux sectaires de toute obédience, l’intégrisme gagne une Europe affaiblie qui doit réaffirmer son histoire et ses valeurs.

Si l’on veut dissuader les quelques centaines de candidats au djihad de quitter la France et de partir perdre leur âme en Syrie, il faut d’abord leur dire que ce choix éventuel est celui du fascisme, du totalitarisme et de la barbarie, et que la liberté n’est pas du côté de cet " Etat islamique " (Daech) qui affirme vouloir imposer son islam personnel au monde entier et rétablir un califat dont la plupart de ses membres ignorent tout, sauf qu’il régna sur un territoire immense remontant jusqu’au sud de l’Espagne. Oublieux des conditions réelles de son extension, et principalement de la tolérance philosophique et religieuse qui l’accompagna, à Grenade ou à Cordoue comme au Maroc ou en Algérie, ceux qui prétendent le faire revivre n’en sont pas les héritiers, mais les enfants d’Hitler et de Mussolini.

Dire cela, ce n’est pas jeter l’anathème et fermer les yeux sur les conditions objectives qui peuvent permettre d’expliquer leur geste, mais c’est inviter ceux qui les entourent à sortir de leur mutisme ou de leur prudence et, comme dans les années 1930, à prendre conscience que seule une levée en masse de la jeunesse et des adultes contre ces avatars du fascisme que constituent tous les fondamentalismes, catholique comme musulman ou encore hindouiste, permettra de les réduire.

Au nom du respect dû aux religions, on interdit aujourd’hui aux artistes de les mettre en scène, et toute prise de distance avec elles relève du " blasphème ", terme commode qui écarte toute discussion. Au nom d’une conception étrange de la liberté humaine, on prétend, dans certains pays, punir de la peine de mort ce que l’on nomme l’ " apostasie ", c’est-à-dire le droit fondamental d’un être humain de renoncer en conscience à une religion imposée à la naissance au bénéfice d’une autre, ou encore d’un agnosticisme et d’un athéisme qui semblent redevenus des maladies honteuses.

Si nul ne songe plus à interdire les religions, on ne peut que s’effrayer de ces résurgences d’une intolérance que l’on croyait l’apanage du passé et des totalitarismes qui n’acceptaient précisément ni les différences entre les êtres humains ni les conceptions philosophiques opposées aux leurs. Rappeler ces quelques évidences nous paraît indispensable en cette fin d’année 2014 qui vit, en France, les opposants au mariage pour tous prétendre conserver pour eux seuls le bénéfice d’une loi qui n’enlève évidemment rien aux hétérosexuels qui étaient les seuls, jusqu’ici, à pouvoir s’en réclamer.

Si nous ne sommes plus capables de comprendre que la tolérance fut l’un des apports majeurs de l’esprit des Lumières qui souffla en Europe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et que le nazisme comme le fascisme italien ainsi que le franquisme ou les dictatures qui fleurirent dans leur entourage au Portugal, en Hongrie ou en Roumanie entendirent rompre avec tout ce qui rappelait l’idéologie des droits de l’homme et les grands principes de liberté, d’égalité et de fraternité portés par la Révolution française, alors nous ne pourrons nous opposer au fondamentalisme prôné par l’Etat islamique en Irak et en Syrie.

Oui, le fascisme est à nos portes. Il est même dans nos cités, et nulle complaisance ne doit accompagner les tentatives destinées à contraindre des citoyens, quel que soit leur âge, à adopter une tenue vestimentaire, un régime alimentaire ou à aller prier au temple, à la synagogue, à l’église ou à la mosquée, s’ils ne l’ont pas décidé eux-mêmes. Affirmer très haut que ces pratiques sont, non seulement des délits, mais des crimes contre l’esprit, c’est remettre les religions à leur exacte place, celle du for privé qui, en démocratie, ne saurait s’installer dans l’espace public ni, encore moins, le saturer. C’est aussi réaffirmer que l’esprit critique et la capacité à introduire le doute dans son raisonnement sont les vertus mêmes qui fondent l’activité scientifique et qu’elles ne peuvent disparaître, sauf à craindre une régression qui ferait revenir l’humanité plusieurs siècles en arrière.

Le beau film d’Ettore Scola Une journée particulière nous rappelle le danger sécrété par les régimes, politiques ou religieux, qui font de l’uniformité la règle et envoient en exil ou vers la mort ceux qui ne marchent pas au même rythme que la foule. Le livre de Jonathan Littell Les Bienveillantes, prix Goncourt 2006, fait d’un intellectuel nazi le personnage principal de la fiction, balayant ainsi l’idée que seuls des brutes ou des esprits faibles purent adhérer à cette idéologie qui, elle aussi, prétendit chasser de la cité toute forme d’hétérodoxie.

En Italie, on utilisa l’huile de ricin et le gourdin contre les opposants, la torture systématique puis les camps d’extermination en Allemagne. En Syrie et en Irak, les yézidis sont traqués et éliminés comme le furent juifs et Tziganes pendant la deuxième guerre mondiale, ou Arméniens de Turquie en 1915 et Tutsis du Rwanda en 1994. Ailleurs, au Nigeria ou en Afghanistan, on brûle des écoles pour être sûr que les filles ne déchireront pas un jour le voile de l’ignorance qui assure la domination de leurs pères sur leurs mères ou de leurs frères sur leurs sœurs.

Il est donc grand temps de réaffirmer ces rares vérités et de redire avec force que le fascisme ne passera pas si les citoyens en décident autrement et si chacun consent à appeler un chat un chat et un djihadiste façon Al-Qaida ou Daech un assassin de la liberté et un fasciste du XXIe siècle."


(*) Université Versailles-St Quentin en Yvelines.


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