Revue de presse

"Les jeunes filles de banlieue sont-elles abandonnées par la société française ?" (G. Chevrier et C. Bedin, atlantico.fr , 9 mai 13)

12 mai 2013

"Atlantico : Facebook suscite à nouveau la polémique avec l’affaire des "beurettes", ces jeunes musulmanes qui se font copieusement insulter sur la Toile à cause de leurs comportements "décadents". Alors que ce sujet est quasi inaudible dans le débat public, peut-on dire que ces filles et femmes de banlieue sont aujourd’hui livrées à leur sort ? Pourquoi ?

Camille Bedin : C’est en effet vrai pour une minorité, d’autant plus qu’il est difficile d’en parler car toute tentative de parole publique sur ce thème précis est aussitôt caricaturée, voire qualifiée de fascisante. La vérité est qu’il est aujourd’hui très dur de faire en sorte que la société s’intéresse concrètement à ce débat, alors qu’il s’agit de faits avérés. Ce phénomène de dénonciation se retrouve dans certains quartiers bien circonscrits et sont le fait d’une minorité, même s’il faut rester prudent et ne pas commencer à dénoncer l’islam de France dans son intégralité. Néanmoins, il est aujourd’hui difficile de nier la multiplication de ces actes dénonciateurs, à des niveaux plus ou moins graves.

On trouve aujourd’hui, parmi les exemples les plus "communs", de plus en plus d’hommes qui refusent de serrer la main des femmes. Et les insultes à l’encontre des femmes ne sont pas rares, en particulier contre celles qui refusent de porter le voile. Donc oui, il y a une vraie inquiétude à avoir sur le repli identitaire et communautaire qui s’opère dans plusieurs zones, et dont les conséquences sont aujourd’hui de plus en plus visibles. Il est du rôle du politique de prendre ce problème à bras le corps, comme d’ailleurs la communauté musulmane qui a la responsabilité d’être audible sur ces sujets. Un islam de France en accord avec les règles de la République est possible, mais cela n’empêche pas d’être extrêmement ferme quant à toute dérive impliquant des discriminations, notamment lorsque celles-ci concernent le rapport homme-femme.

Guylain Chevrier : Effectivement, un racisme d’un nouveau genre sévit au sein de ce que l’on appelle parfois un peu vite la "communauté musulmane", sur le réseau social Facebook. On y voit apparaître de plus en plus de groupes discriminants et injurieux à l’encontre des "beurettes", des jeunes femmes maghrébines aux mœurs dites "libérées" accusées de "salir" leur religion. D’autre part, les insultes vont aussi aux couples formés par des filles d’origine maghrébine avec des jeunes hommes de couleurs. Cela dans des termes extrêmement violents à caractère raciste.

Il faut effectivement bien voir dans quel contexte intervient cette nouvelle manifestation de l’intolérance religieuse sur Facebook. Nous assistons à un retour en force de la revendication à vivre un islam authentique par une partie des musulmans, sous une influence parfois venue de l’étranger, que le développement du port du voile révèle dans l’espace public. La montée des revendications à caractère religieux dans l’école, dans l’entreprise, dans l’hôpital, à la piscine…, sous l’argument du respect de la liberté religieuse, crée un climat favorable à ces réactions.

Il y a la volonté, à travers des associations influentes comme l’Union des Organisations Islamiques de France jusqu’au sein du Conseil Français du Culte Musulman, d’aller vers un retour à la tradition et à une lecture littérale des préceptes religieux de l’islam, où se trouve en bonne place l’inégalité hommes-femmes, se traduisant par un rapport de soumission de la femme à un ordre masculin dominant, explicitement décrit dans la sourate IV du Coran. Une sourate dont le contenu n’est officiellement remis en cause par personne parmi les organisations considérées comme représentatives des musulmans.

On ne veut pas voir que s’opère lentement mais surement une dérive à travers cette recherche d’un islam authentique vers une radicalisation qui va de pair avec l’enfermement communautaire. C’est aussi le retour à travers cela du sacré, de l’opposition entre le pur et l’impur. Celle qui respecte les préceptes de soumission (traduction littérale d’al islam) en portant le voile, en cachant de façon générale ses attributs féminins qu’elle réserve à l’homme auquel elle se soumet ou auquel elle est promise à se soumettre, sera considérée comme pure par rapport à l’autre, l’impure, qui se souille en adoptant les mœurs occidentales et la liberté de vivre sa vie qui va avec. [...]

Ces mises au pilori en règle sont-elles récentes ? A quand remonte le phénomène ?

Camille Bedin : Le repli identitaire de certains hommes musulmans dans les quartiers est bien réel. Bien que je suis incapable de dater précisément l’émergence du phénomène, on peut dire que ces problèmes sont en augmentation. J’ai commencé à fonder des associations de quartiers il y a six ans et il est clair que la situation n’était pas la même qu’aujourd’hui : elle s’est aggravée. Je vois notamment des gens qui aujourd’hui refusent de me serrer la main alors que cela se faisait automatiquement il y a quelques années. Il ne s’agit pas, je le redis, du comportement d’une majorité de musulmans, mais bien d’une réalité propre à certains quartiers, faisant régner une violence morale et quotidienne.

Guylain Chevrier : On sous-estime, au nom du respect des cultures et du respect des croyances ce qui est en train de s’opérer ici, de tout à fait contraire à nos libertés communes, à l’esprit des conquêtes de l’égalité entre les sexes de notre société. Nous devenons oublieux de l’émancipation de toute la société à laquelle cette conquête a participé au nom d’une notion de tolérance totalement déplacée. Ce que révèle ces commentaires sur Facebook, c’est la volonté de traiter de tout écart des prescriptions religieuses comme blasphématoires autorisant toutes les insultes.

Le statut de la femme est toujours au cœur de la construction du dogme et son infériorité décrétée n’est démentie par aucune religion, toutes issues de sociétés patriarcales. Mais le phénomène particulier, c’est qu’aujourd’hui, les membres d’une religion revendiquent ce statut d’infériorité pas seulement pour les femmes maghrébines censées êtres musulmanes, mais aussi pour toutes les autres. Ces phénomènes témoignent d’une problématique bien plus large, qui concerne toute la société française.

Comment expliquer la prolifération de ces dénonciations alors que la société française a toujours considéré la dignité féminine comme un acquis depuis le début du XXe siècle ?

Camille Bedin : Le combat à mener ne doit pas tant l’être au nom du féminisme qu’au nom de la lutte contre les communautarismes et une forme d’islamisme. C’est là selon moi que se trouve le cœur du problème. Il faut évidemment défendre l’égalité homme-femme mais les causes sont ici bien plus profondes : ghettoïsation des communautés, crise de l’éducation et crise de l’identification aux principes républicains.

Guylain Chevrier : Il faut voir que le mauvais exemple vient de très haut. On se rappelle comment a été imposée une judokate voilée aux derniers JO par l’Arabie Saoudite, sous prétexte que ce pays y présentait pour la première fois deux femmes. Pour Jacques Rogge, président du CIO, la présence de la judokate saoudienne était "une nouvelle positive" vue comme le signe d’une évolution encourageante, favorable selon lui à l’égalité hommes-femmes. Voilà comment on se laisse prendre au jeu de ceux qui entendent imposer leur religion partout. L’Arabie Saoudite, un pays qui interdit la conduite pour les femmes et a une police religieuse qui veille à la séparation entre les sexes dans l’espace public ! La judokate n’avait d’ailleurs pas le niveau et s’est ridiculisée sur le tatami. Il en allait de la volonté de certains d’imposer, encore une fois, l’image de la femme musulmane soumise à la religion à travers le voile, avec une tribune olympique transformée en véritable instrument de propagande.

On laisse déjà sur différents sites à caractère communautaire se développer un discours discriminatoire envers les femmes sous couvert de l’attachement à une religion ayant pour référence une vision qui serait celle de la "véritable" femme musulmane. Celle, respectable en quelque sorte, c’est-à-dire, soumise au dogme, acceptant un rapport de domination de l’homme sur la femme. On justifie ce modèle discriminatoire sous prétexte que celles qui l’épousent le font de façon libre et qu’il n’y aurait là aucune atteinte à leur personne.

Ne pas réagir à cela au non du respect des cultures et des croyances peut devenir suicidaire voire criminel pour notre République. C’est justifier que des individus détruisent leur propres droits. Il manque là des réactions qui sont attendues comme salutaires mais qui, dans la confusion actuelle, risquent de continuer à se faire attendre d’autant que le clientélisme politique est déjà passé par là.

Quelles réponses peut aujourd’hui apporter la République sur un sujet amené à devenir de plus en plus sensible ?

Camille Bedin : La question de l’école est pour moi centrale : elle est celle qui est censée nous apprendre le vivre ensemble alors qu’aujourd’hui elle reproduit en son sein tous les maux de la société. Il est important de ré-apprendre à tous ce qu’est la République et ce que sont les valeurs qu’elle porte. [...]

Guylain Chevrier : Elle devrait montrer bien plus de cohérence en interdisant, par-delà le niqab, le salafisme lui-même sur notre territoire, qui prône clairement l’infériorité des femmes, la négation générale de leurs droits sous prétexte de leur liberté de choix, un intégrisme religieux qui se double de la revendication de la polygamie interdite et normalement lourdement condamnée, mais jamais en pratique. De sérieuses voies d’eau qui encouragent les insultes dont nous parlons sur Facebook, qui devraient être condamnées sans ambiguïté publiquement et judiciairement. On laisse les choses aller en créant des fractures qui vont compter dans les choix politiques à venir qui ont de quoi inquiéter, car ce terreau ne peut engendrer que des réponses à la mesure de cette violence, de cet antihumanisme.

Il y a d’ailleurs dans ce retour à la tradition quelque chose qui flatte l’envie chez certains hommes de retrouver, à travers l’embrassement de cette religion, un rapport de domination que certaines femmes parfois recherchent, selon un modèle traditionaliste qui peut apparaître comme sécurisant. Le repli sur ce dernier peut être malencontreusement trompeur dans un contexte de postmodernité qui fait tout reposer sur la promotion d’un hyper individualisme et l’idée d’en finir avec toute logique collective, toute morale sociale, chacun selon son éthique et ses choix de vie. La religion apparaît comme la sauvegarde de ce qui reste de morale dans notre société, ce qui n’aide pas à combattre le phénomène.

Il y a effectivement une morale laïque, une morale républicaine, ancrées dans l’idée de progrès des droits et des libertés, sans oublier la responsabilité qui en revient à chacun. Mais là encore, la crise de la représentation politique n’aide pas non plus à redonner de la force d’attraction à l’idéal républicain égalitaire. La justice sociale est mise à mal par l’économisme qui donne le sentiment que tout se décide en dehors du pouvoir politique. La fameuse devise Liberté-Egalité-Fraternité, on n’a rien inventé de mieux, est un programme qui demande encore à ce que les citoyens, le peuple s’en mêle, pour infléchir ce mouvement de l’histoire où la femme se trouve particulièrement exposée comme on le voit sur les réseaux sociaux."

Lire "Ce harcèlement religieux qui progresse : les jeunes filles de banlieue sont-elles abandonnées à leur triste sort par la société française ?".


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