Revue de presse

"Les facs américaines minées par le « politiquement correct »" (Le Figaro, 3 juin 15)

4 juin 2015

"Aux États-Unis, où la liberté d’expression est gravée dans le Premier amendement de la Constitution, une police de la pensée est à l’affût de toute idée susceptible d’« offenser ». Face à cette idéologie bien-pensante qui a pris le pouvoir sur les campus, une grogne commence à monter.

Ce jour de mars 2015, Zineb El Rhazoui, journaliste franco-marocaine de Charlie Hebdo, invitée par le French Club de l’université de Chicago, fait face à un amphithéâtre plein à craquer. Un gros dispositif policier a été déployé pour assurer sa sécurité, vu les milliers de tweets d’islamistes radicaux qui appellent à l’assassiner. Depuis les attentats qui ont frappé la France en janvier, c’est la première fois qu’une université américaine se risque à une telle démarche, dans une Amérique qui a adopté une position très attentiste vis-à-vis des caricatures de Mahomet, la plupart des journaux ayant refusé de les publier pour « ne pas offenser » l’islam.

Pendant une heure, Zineb ne va pas mâcher ses mots pour faire comprendre au public l’importance de soutenir Charlie. Quand on connaît la prudence de Sioux avec laquelle l’Amérique débat du sujet, marchant tellement sur des œufs que Barack Obama lui-même parle d’« extrémisme violent » pour évoquer la menace terroriste islamiste, ses paroles font mouche. « Nous avons été très déçus de la réaction des journalistes américains », dit-elle sans fard, replaçant l’anticléricalisme de son journal dans une tradition de satire insolente. « Il faut déranger, lance Zineb, on ne peut pas créer des chapelles à l’intérieur de la liberté. »
Vers la fin de la conférence, Aseal Tineh, une étudiante musulmane voilée, se dit agressée par un journal qui « insulte et humilie délibérément l’identité d’une partie de la société déjà marginalisée ». « Je condamne les actes de terrorisme, mais je ne suis pas Charlie Hebdo », lance-t-elle. Zineb rétorque « qu’être Charlie Hebdo, cela veut dire mourir pour ses idées et pardonnez-moi l’expression, tout le monde n’en a pas les couilles ». Ovation du public.

L’histoire, toutefois, n’est pas terminée. Car une polémique s’engage dans le journal étudiant Chicago Maroon. Une étudiante s’y insurge contre « la position de pouvoir » supposément utilisée par El Rhazoui pour asséner sa vérité. Elle affirme qu’Aseal Tineh a quitté la salle en pleurant, car elle avait été mise « en danger » par la journaliste. El Rhazoui aurait franchi une ligne rouge invisible, celle qui établit un « droit à ne pas être offensé » dans les limites du campus. « Elle n’a pas fait en sorte que d’autres se sentent dans un espace sécurisé », condamne l’étudiante. « Espace sécurisé » - safe space en anglais : le mot-clé de la « novlangue » des campus est lâché.

Quand elle découvre l’attaque, la présidente du French Club, Eve Zuckerman, Française qui a organisé la conférence « avec l’appui enthousiaste » de l’université, n’est pas étonnée. Elle sait le terrain de la liberté d’expression balisé par le « politiquement correct ». Depuis janvier, elle a été « estomaquée par la discussion sur l’islam radical, systématiquement assimilé à de l’islamophobie ». Au Chicago Maroon, elle réplique que Zineb El Rhazoui n’a aucune « position de pouvoir », rappelant qu’« elle est une immigrée, arabe, activiste des droits de l’homme et vivant dans la peur d’être tuée » pour ses idées. « Ce qui est scandaleux ? c’est que certains groupes utilisent la notion d’ “espace sécurisé” pour la faire taire ! », dit-elle. Dans les jours qui suivent, l’intellectuelle féministe Judith Shulewitz prend position pour Rhazoui dans le New York Times, s’insurgeant contre « l’obsession de l’espace protégé ». « C’est Mme Rhazoui qui a besoin d’un espace sécurisé ! », tranche-t-elle.

Dans le monde « politiquement correct » des universités américaines, la notion d’un droit à ne pas être offensé fait maintenant partie du corpus des règles non écrites de la vie académique. La terre du Premier amendement [1] a beau prôner une liberté quasi totale d’expression - sans équivalent ailleurs dans le monde - une étrange « police de la pensée » fleurit au cœur de ses universités, de Harvard à Yale en passant par Chicago ou Cornell. « C’est Orwell » version décentralisée, raconte Greg Lukianoff, président de la Fondation pour les droits individuels dans l’éducation (Fire) [2]. Cet avocat libéral, venu de la gauche américaine, s’efforce de tenir le compte de tous les incidents relatifs « au droit à ne pas être offensé », « de plus en plus fréquents depuis deux trois ans ».

Une avalanche d’épisodes récents a consisté à désinviter des conférenciers jugés « politiquement incorrects » : la musulmane laïque Ayan Hirshi Ali a été bannie par Brandeis, l’ex-secrétaire d’État Condoleezza Rice découragée de se rendre à Rutgers, le comédien anticlérical Bill Maher a dû renoncer à parler à Berkeley en raison de ses critiques de l’islam, Christine Lagarde n’a pas été bienvenue à Smith College parce qu’elle représentait le FMI, « symbole d’oppression impérialiste… ». Autre épisode significatif : à l’automne, la présidente du Smith College a dû s’excuser pour avoir « causé du mal » à ses étudiants parce qu’elle ne s’était pas insurgée contre les propos de la conférencière Wendy Kaminer lors d’un panel. Cette dernière avait défendu le droit d’utiliser le mot « nègre », non pas bien sûr pour l’endosser, mais pour évoquer les « Aventures de Huckleberry Finn », où le mot est utilisé. Un tollé étudiant a suivi. « Je trouve incroyable que les étudiants ne puissent distinguer entre discours raciste et discours sur le discours raciste », a répliqué Kaminer.

À l’université Northwestern, la féministe Laura Kapniss a été elle aussi remise à sa place par la « patrouille » des censeurs pour un article dans la Chronique de l’éducation supérieure, où elle s’insurgeait contre « la paranoïa sexuelle » des femmes sur les campus. Les féministes doivent arrêter de se draper dans un « statut de victimes potentielles », « être vulnérable est en train de devenir une nouvelle identité », écrivait-elle.

À peine l’article publié, une brigade d’étudiants armés de matelas encerclait son bureau et demandait que l’administration la condamne. Le président de Northwestern n’a pas cédé. « Les universités sont devenues le lieu où la parole est la moins libre », regrette Kevin Clermont, professeur de droit à l’université de Cornell. Quand j’étais étudiant, la liberté d’expression était un dogme absolu en droit. Mais depuis vingt ans se développe l’idée que ce principe n’a rien de spécial. C’est un changement majeur. »

Le règne du politiquement correct remonte aux bouleversements des années 1960-70, quand, après la révolution des droits civiques, les universités voient affluer des étudiants « issus » de minorités raciales ou sexuelles. Soucieuses, à juste titre, de faire des campus des lieux accueillants, les autorités élaborent alors, dans les années 1980 et 90, des codes de langage visant à bannir expressions sexistes ou racistes. « C’était nécessaire vu le passé de racisme institutionnalisé et de sexisme dont nous venions », raconte Aziz Rana, professeur de droit à l’université de Cornell.

Mais ces bonnes intentions vont déraper « à la faveur d’une homogénéisation idéologique massive du corps enseignant, presque entièrement à gauche, qui a fait de la déconstruction du modèle occidental sa doxa », explique Lukianoff. « Le marxisme aurait dû rendre l’âme en 1989. Mais ses héritiers post-modernes ont surenchéri. Ils ont abandonné les catégories de classe, mais maintenu le prisme dominant-dominé en remplaçant les ouvriers par les minorités sexuelles ou raciales. Le but est le même : discréditer l’héritage occidental, lire le monde comme une éternelle bataille entre l’homme blanc, colonialiste et machiste et ceux qu’il aurait toujours et seulement opprimés. L’herméneutique de la déférence a été remplacée par une herméneutique de la suspicion et les humanités ont été perdues », regrette Joshua Mitchell, professeur de théorie politique à l’université de Georgetown, qui lit toujours Platon avec ses élèves.

Vingt ans plus tard, le résultat est là : des étudiants souvent formatés, transformés en vigies du politiquement correct et guettant « les micro-agressions ». Une bureaucratie administrative envahissante à l’écoute des groupes de pression estudiantins. Un corps professoral sur la défensive et une salle de classe devenue un champ de mines.

« Le climat dans les universités s’éloigne d’un débat intellectuel robuste », relève Michael Heise, professeur de droit à l’université de Cornell. Dans certaines facultés, les professeurs se voient poussés à utiliser des « avertissements déclencheurs » (trigger warnings) dans leurs listes de livres pour prévenir les étudiants qui pourraient être choqués par les auteurs. « Je n’utilise pas de tels avertissements, mais je fais très attention. Je suis conscient des mines potentielles », dit Heisel. Il juge que « cette tendance dessert nos étudiants ». « Ce sont des adultes légalement, et les efforts pour édulcorer le discours intellectuel reflètent une tendance regrettable au paternalisme ». Le professeur de droit de l’université de Chicago Geoffrey Stone est d’accord : « Certains professeurs refusent d’enseigner des sujets clés, comme l’avortement, le viol ou l’affirmative action, par peur de choquer les étudiants, regrette-t-il. Les étudiants doivent apprendre à se défendre : si vous n’aimez pas ce qui est dit, dites-le ! » Tout en estimant que nombre de conservateurs ont inventé le terme « politiquement correct » pour éviter « la question des discriminations toujours réelles », le professeur de droit de Cornell Aziz Rana reconnaît lui aussi une « dérive inquiétante pour le débat contradictoire ».

Le phénomène a tellement inquiété Geoffrey Stone qu’il a rédigé en janvier, à la demande de l’université de Chicago, un texte réaffirmant « la nécessité d’une défense robuste de la liberté d’expression ». Deux autres universités, Purdue et Princeton, ont emboîté le pas depuis. Un début de rébellion ?"

Lire "Les facs américaines minées par le « politiquement correct »".

[2Auteur de « Freedom from Speech » et « Unlearning Liberty », Encounter Books, 2014.



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