Revue de presse

Le débat sur l’interdiction du niqab bouscule le multiculturalisme britannique (Le Monde, 28 sept. 13)

28 septembre 2013

"La Grande-Bretagne, qui n’a voté aucune loi sur les signes extérieurs religieux dans les écoles, qui traduit les documents administratifs dans les langues des immigrés à leur demande, qui se vante de sa tolérance, a vécu mi-septembre un débat révélateur. Plusieurs personnalités politiques, dont un secrétaire d’Etat, ont publiquement envisagé l’interdiction du niqab.

Légiférer sur le voile intégral, qui ne laisse voir que les yeux, était encore inimaginable voilà quelques années. Quand la France a passé sa loi sur le foulard à l’école en 2004, et celle sur le niqab en 2011, la réaction générale outre-Manche a été la consternation. Interdire par la loi des signes religieux, aussi opposés soient-ils aux principes de tolérance et d’égalité, était jugé contraire aux libertés fondamentales. Le débat serait-il en train de changer ? "Nous devenons un peu plus français dans notre modèle d’intégration", estime David Goodhart, du think tank de gauche Demos.

Deux affaires ont relancé la controverse autour du niqab. Dans un cas, un magistrat a ordonné à une femme - jugée pour subornation de témoin - d’enlever son voile intégral pour témoigner à la barre, l’autorisant à le garder pendant le reste du procès.

Le second cas concernait un lycée de Birmingham dont le règlement intérieur interdisait depuis des années le niqab. A la rentrée, quelques étudiantes ont fait connaître leur désaccord. L’affaire a fait grand bruit : une pétition en ligne a récolté 8 000 signatures en quarante-huit heures et le lycée a décidé de reculer.

Ces tensions autour du niqab ne sont pas les premières outre-Manche. Plus révélatrices sont les réactions politiques qu’elles ont provoquées. Jeremy Browne, secrétaire d’Etat chargé de la prévention des crimes, s’est publiquement interrogé sur une possible interdiction du niqab pour les mineures. Son argument : si on interdit à des jeunes de moins de 18 ans d’acheter de l’alcool ou des cigarettes parce qu’ils ne sont pas capables de faire un choix responsable, comment imaginer qu’une jeune fille de 16 ans puisse exercer son libre arbitre sur le voile intégral ?

M. Browne n’est pas isolé. Le député conservateur Philip Hollobone avait présenté début septembre - avant la controverse - une proposition de loi pour interdire le niqab dans la rue. Sa collègue Sarah Wollaston, sans préconiser une loi, demande son interdiction dans les tribunaux et les écoles.

Il ne faut pas exagérer cette nouvelle tendance britannique. Ces quelques voix dissidentes ont vite été recouvertes par celles qui rejettent toute interdiction. La ministre de l’intérieur, Theresa May, s’est rendue dans une mosquée le temps d’une photo, avant de déclarer que l’Etat n’avait pas à intervenir dans les tenues vestimentaires : "De façon générale, les femmes doivent être libres de décider ce qu’elles veulent porter."

Nick Clegg, le vice-premier ministre, est allé dans le même sens : "Nous ne devons pas faire comme d’autres pays et émettre des commandements ou des lois disant aux gens ce qu’ils doivent porter." Quant à la proposition de loi de M. Hollobone, elle n’a pratiquement aucune chance de passer.

Pourtant, le débat change. En 2011, dans son seul grand discours sur le sujet, le premier ministre, David Cameron, a enterré l’idée du multiculturalisme. "Au nom de [cette] doctrine, nous avons encouragé différentes cultures à vivre des vies séparées, loin les unes des autres et loin de la majorité des gens." [1]

L’attitude du public face au niqab est d’ailleurs très dure : près des deux tiers des Britanniques soutiennent une interdiction du voile intégral dans la rue. Les sondages sur ce sujet sont stables et donnent à peu près le même pourcentage depuis des années. Dans les pubs ou les stades de football, le discours sur la liberté de porter ce que chacun souhaite ne convainc pas.

Pour comprendre le débat actuel, il faut remonter à 1948. A l’époque, 30 000 "non-Blancs" habitent au Royaume-Uni. Le gouvernement passe alors une loi qui change tout : il donne une équivalence de la nationalité britannique à tous les habitants de l’Empire (y compris en Inde et au Pakistan, qui viennent alors d’accéder à l’indépendance), soit 400 millions de personnes. Les parlementaires, en votant ce texte, voulaient remercier les pays "blancs" du Commonwealth (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada...), qui avaient perdu des centaines de milliers d’hommes pendant la seconde guerre mondiale.

Cette loi a de facto mis en place une zone de libre circulation des personnes à travers le Commonwealth. Il s’est ensuivi la première grande vague d’immigration qu’ait connue le Royaume-Uni. Entre 1948 et 1962, un demi-million de personnes s’y sont installées, essentiellement en provenance des Caraïbes, de l’Inde et du Pakistan.

Une vague de racisme les accueille. C’est l’époque des écriteaux dans les devantures : "Pas d’Irlandais, pas de Noirs, pas de chiens". Il va de soi, sans que jamais cela ne soit énoncé, que les immigrants doivent "s’intégrer", à savoir adopter les habitudes de vie des Britanniques.

A la fin des années 1950, des émeutes raciales très violentes ébranlent le pays. En 1968, Enoch Powell, un parlementaire ultraconservateur, prononce un discours sur les "rivières de sang" provoquées par l’immigration, présentant une vision apocalyptique où le Royaume-Uni perdrait son identité.

Deux réactions contradictoires (sic) [2] s’affrontent au cours des années 1960. D’une part, des lois ferment progressivement les frontières afin d’arrêter le flot d’immigrés. D’autre part, de plus en plus de voix s’élèvent contre le racisme.

Roy Jenkins, le ministre de l’intérieur, prononce, en 1968, un discours marquant. "Je ne crois pas que nous ayons besoin dans ce pays d’un melting-pot qui fasse sortir tout le monde du même moule, comme une série de copies carbone d’une mauvaise vision d’un stéréotype d’Anglais. (...) Je définis l’intégration non pas comme un processus d’assimilation mais comme une égalité des chances, accompagnée de diversité culturelle, dans une atmosphère de tolérance mutuelle." Le multiculturalisme, version britannique, est né.

Dès lors, cette vision prévaut. Dans les écoles, la diversité culturelle est enseignée. "Plutôt que d’enseigner aux enfants la façon de vivre des Britanniques, il a été choisi de leur apprendre la diversité", explique Elizabeth Buettner, de l’université de York. Dans l’imaginaire populaire, le carnaval de Notting Hill, un grand rassemblement de musiques jamaïquaines, passe progressivement d’un dangereux regroupement de fauteurs de troubles à une célébration pleine de vie.

Il serait pourtant faux d’imaginer que le multiculturalisme fait alors l’objet d’un consensus. "Le débat est resté constant. Dans les années 1980, le multiculturalisme était attaqué à la fois par la droite, qui aurait préféré que l’enseignement dans les écoles se concentre plus sur Shakespeare que sur la diversité, et par la gauche qui trouvait l’approche trop superficielle", rappelle Elizabeth Buettner.

Selon elle, la fatwa lancée en 1989 contre Salman Rushdie, l’auteur des Versets sataniques, a été un tournant. "Voir des livres brûlés par des musulmans à Bradford a provoqué une vive réaction. Peu à peu, le multiculturalisme a été discrédité dans les années 1990, bien que la diversité culturelle ait été célébrée en même temps."

Surviennent ensuite les attentats du 11 septembre 2001, les guerres en Afghanistan et en Irak, puis les attentats de Londres du 7 juillet 2005. L’idéal de minorités ethniques vivant côte à côte, sans se mélanger, cède progressivement au besoin de créer une identité commune. Des cours de citoyenneté sont introduits dans les écoles. Un examen d’entrée est créé pour les candidats à la nationalité britannique, portant sur la connaissance de base des institutions nationales et sur le niveau d’anglais. Des cérémonies de remise de la nationalité sont inventées, où les nouveaux citoyens britanniques prêtent allégeance à la reine.

Des intellectuels, y compris de gauche comme David Goodhart, de Demos, osent s’élever contre le multiculturalisme. Son livre, The British Dream (Atlantic Books), est un virulent pamphlet mettant à mal cette approche. "J’ai dit ce que beaucoup savaient déjà sur le terrain : on a laissé des groupes isolés et pauvres se créer à part."

Est-il vrai que des "ghettos" se sont créés ? M. Goodhart souligne que le recensement de 2011 a mis en évidence une "fuite des Blancs" hors des grandes villes : à Londres, 600 000 Britanniques blancs sont partis en dix ans. Ils ne représentent plus que 45 % des Londoniens, contre 12 % de Blancs non britanniques et 43 % de minorités ethniques. [...]"

Lire "La tolérance britannique se voile".



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