Contribution

Laos, laïcité, liturgie (A. Drogou)

par Annick Drogou, vice-présidente du Comité Laïcité République. 8 juin 2014

Le terme laos ne trouve aucun équivalent étymologique hors du domaine grec, même si des similitudes de comportements sont à repérer chez des peuples indo-européens proches, tels l’iranien ou le hittite, attestant ainsi de l’ancienneté de la réalité qu’il définit.

Dans une structure sociale antique fondée à l’évidence sur l’élevage, la guerre comme métier est confiée à des laoi, bandes de guerriers soumis à un chef. La royauté, plus tard, fondera son autorité sur la relation entre le guide et le soldat, dans une féodalité d’engagement mutuel. Tel est le laos dont, au VIIIe siècle avant notre ère, la geste homérique décrit la réalité. Et la connotation agreste se retrouvera dans l’expression fréquente, berger des peuples (poimèn laôn).

Le laos exprime ainsi la relation personnalisée d’un groupe de guerriers à son chef, dont les anciennes sociétés hellénistiques, et plus tard les Germains, donneront une acception recouvrée. Cette troupe du chef, soumise à son commandement, lui doit fidélité et obéissance, et un consentement mutuel scelle leur union. L’Iliade d’Homère illustre à de nombreuses reprises cette cause commune au combat. Le laos désigne donc le peuple en ce qu’il porte les armes et ne comporte que les hommes en âge viril, à l’exclusion des vieillards et des enfants, soldats par rapport au chef, fantassins face aux chars et chevaux, armée de terre versus flotte.

Par sa nature guerrière, cette communauté se différencie du dèmos, concept grec plus récent, territorial et politique, qui nomme tant une portion géographique du territoire que le peuple qui y vit, uni seulement par une commune condition sociale.

Dans l’Athènes classique des Ve-IVe siècles, où le dèmos occupe désormais la place politique, le vocable laos s’appliquera à la foule, qu’elle soit le public du théâtre ou la multitude de la place publique, l’agora, toujours dans l’acception de l’extériorité. Dans la langue chrétienne du Nouveau Testament ou de la Septante, on en usera pour les hommes face aux femmes, pour le peuple face aux prêtres, pour les Juifs et les Chrétiens en regard des païens. Surtout, enfin, pour le peuple des laïcs à la différence du clergé.

De là vient ce qu’on pourrait analyser comme un détournement de valeur première, surtout quand on constate la résurgence du mot, par le biais de la laïcité ou encore de la liturgie.

Sauf à considérer les vertus militantes des défenseurs de la liberté de conscience dans l’espace public, on ne se figurerait pas d’emblée un peuple laïque, féodalement groupé autour d’un chef ! Et quel chef ?

L’adjectif en grec ancien se trouve presque uniquement dans le vocabulaire chrétien tardif, et le laïc s’oppose au clerc. Le mot attendra le XIIIe siècle pour sa première attestation en français, issu du latin ecclésiastique pour désigner, avec condescendance, le peuple séculier et vulgaire, donc non clerc, donc illettré. Le XVIIe siècle parlera du frère lai ou de la sœur laie, profanes au service de l’Eglise. Et la fin du 19e siècle verra fleurir la laïcité, ou ses autres adjectifs, et la laïcisation, tant de la pensée que des comportements et des combats.

Mais qui, de prime abord, repérerait dans la liturgie une relation avec le laos ? On n’y voit que le service du culte religieux et les rituels qui s’y affectent. Pourtant il s’agit bien, au sens propre, du service public !

Le leiton désigne la maison publique où sont logés les prytanes, magistrats en charge de l’organisation et du bon fonctionnement des institutions. Astreint à la liturgie, le citoyen, dans l’Athènes démocratique des VIe au IVe siècles, doit à l’Etat, à la mesure de la fortune estimée des plus riches citoyens, une prestation publique qui peut prendre diverses formes, l’armement d’une trière de guerre, l’entretien d’un chœur de théâtre ou d’une délégation d’athlètes aux Jeux Olympiques, la gestion d’un gymnase, le banquet public de la tribu à laquelle il appartient, l’impôt exceptionnel levé en cas de guerre. Dire que cette contribution obligatoire est toujours acceptée de grand cœur serait excessif, mais les grandes fortunes ne peuvent s’y soustraire et y trouvent aussi matière à clientélisme efficace. Nombre de procès témoignent des réticences à s’y soumettre et des menaces de rétorsion que la puissance publique fait alors, avec d’assez rares exemptions, peser sur les récalcitrants, ainsi que des tentatives, juridiquement encadrées, de se débarrasser d’une telle contrainte sur un autre nanti…

La Cité grecque définit ainsi une classe liturgique, d’ailleurs assez fluctuante et peu homogène, de quelques milliers de citoyens, qui lui permet de financer souplement ses dépenses publiques. Et si la dissimulation de fortune a indéniablement existé, il semble néanmoins que l’esprit civique ait été plus répandu qu’on ne pourrait l’imaginer.

Faudrait-il y voir, sous un autre aspect, l’antique engagement mutuel d’un groupe à son chef, ici la Cité, dans le dévouement au bien commun ? A plus forte raison si la générosité obligée se voit gratifiée du prestige de la reconnaissance publique sous la forme, très symbolique, d’inscriptions honorifiques ou de couronnes d’argent ? La liturgie devient ainsi la marque visible d’une élite reconnue, environ un dixième des citoyens et un tiers des hommes politiques influents. Une nouvelle aristocratie démocratique, en somme.

La décadence de la Cité athénienne et la dilution de la générosité civique, à partir du IVe siècle, sonneront le glas de ces liturgies d’Etat et du consensus social autour du principe liturgique, remplacé par l’évergétisme, au sens propre de bonne action. Avec toute l’ambiguïté qu’induit un système fondé désormais sur une exhibition de la richesse qui prétendra en retour à l’indulgence du peuple bénéficiaire, quelles que soient la nature et la gravité d’éventuelles exactions.

Alors, dans les sociétés contemporaines, on se prend à rêver de nouvelles liturgies qui, dans un rééquilibrage judicieux des charges, restaureraient les finances de l’Etat et, qui sait ?, l’esprit civique…

Annick Drogou


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