La morale, l’instituteur et le curé : une vieille histoire qu’il ne faut pas oublier…

Par Jean-Paul Delahaye, Professeur associé à l’Université Paris 5. 6 février 2008

L’enseignement de la morale était au coeur des discussions parlementaires au moment du vote de la loi sur l’obligation et la laïcité de l’instruction primaire (mars 1882). Il n’est sans doute pas inutile de se souvenir aujourd’hui des questions qui se posaient alors. Est-il possible que République fasse enseigner une morale indépendante qui soit aussi solide et efficace que celle soumise aux dogmes religieux ? L’instituteur peut-il faire aussi bien que les curés pour donner aux enfants la notion du bien et du mal ? En un mot peut-on garantir l’ordre dans la société sans recours à l’espérance d’un bonheur futur après une vie de labeur, sans utiliser la peur de l’enfer ou des gendarmes du ciel ? Toutes ces questions sont débattues avec beaucoup de vigueur au moment où s’effectue la séparation des Eglises et de l’Ecole. Quels sont alors les principaux arguments avancés par les parlementaires qui s’opposent à une morale sécularisée ?

Une morale qui croit pouvoir se passer de Dieu pour transmettre des valeurs conduit au néant et abaisse l’homme. A la Chambre des députés, on peut à ce sujet entendre le député Monseigneur Freppel, député de droite hostile à la fois à la gratuité, à l’obligation et à la laïcité, pour qui d’ailleurs l’ensemble de la loi sur la laïcité « est une loi de malheur » estimer que, « en dehors de l’idée de Dieu, qui est à la base et au sommet de la doctrine morale, le devoir ne repose que sur un absolu néant » [1]. Le même député déclarant un peu plus tôt que « d’un pareil enseignement, sans lumière et sans vie, d’un enseignement où il ne sera plus question ni de Dieu, ni du Christ, ni de la Bible, ni de l’Evangile, ni de tout ce qui fait l’honneur et la force du genre humain, il ne sortira que des générations inférieures et abaissées » [2].

La démocratie a besoin de la religion. C’est le point de vue exprimé par le sénateur Oscar de la Vallée qui déclare qu’une « démocratie irréligieuse est vouée à toutes les misères et à toutes les hontes. […] Une démocratie sans religion est, pour ainsi parler, un corps sans âme » [3].

Le peuple a besoin d’une morale « certaine et immuable » pour supporter sa condition. Cet argument est défendu par le monarchiste Villiers qui considère que, contrairement aux familles aisées qui peuvent être conduites par « les seules lumières de la raison », les enfants du peuple « demeureront pour la plupart attachés à la glèbe ou à l’atelier ». Il pose donc le problème en ces termes : « Que seront les masses sans morale certaine et immuable ? Il n’y a de morale certaine et immuable que dans la religion ». C’est pourquoi, et on a là une forme d’instrumentalisation volontaire de la religion, le député monarchiste considère que « l’intérêt de la religion et de l’Etat est de s’entendre » [4]. Le vicomte de Lorgeril (celui-là même qui se déclare contre l’instruction obligatoire au motif invraisemblable que cela va « donner le goût de la fainéantise aux enfants éloignés pendant sept ans des travaux agricoles ») quant à lui considère qu’il « n’y a point d’obéissance, de respect, de morale, sans l’idée d’un Dieu rémunérateur » [5].

Un enseignement neutre est de toute façon impossible. A la suite du député de droite Keller qui ne croit pas que la neutralité soit possible et qui déclare à Jules Ferry : « votre morale, elle est encore à formuler » [6], Monseigneur Freppel, encore lui, affirme que « ne pas parler de Dieu à l’enfant pendant sept ans, alors qu’on l’instruit six heures par jour, c’est lui faire croire positivement que Dieu n’existe pas, ou qu’on n’a nul besoin de s’occuper de lui » [7]. Au Sénat, Chesnelong dit la même chose : « L’école laïque, par cela seul qu’elle ne sera pas chrétienne, sera nécessairement, par la force des choses, une école antichrétienne » [8].

L’instituteur doit être au service du curé. Ce que demande, au nom de la droite, le sénateur de Broglie, « c’est la présence de l’instituteur à l’église ou la récitation du catéchisme, dans la classe, c’est cela et rien de plus ; c’est l’autorité du maître mise du même côté que l’autorité de l’Eglise et du culte » [9].

Enfin, est-il tout simplement possible de ne pas avoir de religion ? Terminons ce rapide rappel par cette interpellation du député monarchiste Villiers qui s’adresse aux députés républicains : « Et vous-mêmes, messieurs, êtes-vous bien sûrs de n’avoir pas d’autre guide [que les lumières de la raison] ? Peut-être êtes-vous plus pénétrés que vous ne le pensez, ou que vous ne l’avouez, des idées religieuses de votre jeunesse ! Que seriez-vous s’il n’en était pas ainsi ? » [10].

Ces propos, d’essence cléricale et pour tout dire le plus souvent antirépublicains, ont entraîné des réactions anticléricales, qui ont parfois dérapé en attitudes antireligieuses. Ainsi, le rapporteur de la loi de 1882, Paul Bert, commence à juste titre son discours introductif en disant que la querelle entre une morale sécularisée et une morale à fondement religieux est vaine. Pour lui, « la chose est bien simple. L’instituteur parlera de la morale, mais nous laissons toute liberté au prêtre de parler de la religion. […] L’instituteur dira à l’enfant : tu ne mentiras pas, cela est mal ; cela est mal d’abord parce que tu te dégrades à tes propres yeux, ensuite parce que tu te dégrades aux yeux de tes camarades qui tôt ou tard connaîtront ton mensonge et te feront rougir de ta mauvaise action ; tu ne mentiras pas, au nom de ta dignité, au nom de ton propre intérêt et de celui des autres ! Voilà ce que dira l’instituteur. Que dira le prêtre ? La même chose, d’abord, car sur ce terrain il n’y aura pas d’occasion de querelle et ainsi, précisément, notre projet de loi a pour but de ramener la paix, là où s’agitent aujourd’hui les querelles ». Mais, dans le contexte de combat contre une église catholique dont les représentants au Parlement se déchaînent contre la loi sur la laïcité, Paul Bert croit bon ajouter sur un ton ironique qui réjouit certains députés mais en blesse d’autres « Puis [le prêtre] ajoutera ceci : tu ne dois pas mentir, parce que Dieu l’a défendu ; tu ne dois pas mentir parce qu’un jour le créateur de toutes choses, le maître du ciel et de la terre, est apparu à Moïse, son serviteur fidèle, et lui a remis, gravées sur les Tables de la loi en caractères de feu, ces paroles : tu ne mentiras pas. Et si tu enfreins cette règle, tu seras jeté aux flammes éternelles… à moins que je ne puisse t’absoudre auparavant » [11].

Qu’on ne s’y trompe pas, si le cléricalisme venait à réapparaître sous des formes que l’on croyait dépassées, un nouvel anticléricalisme aussi peu tolérant lui répondrait. La République n’y gagnerait strictement rien. C’est pourquoi le message d’homme d’Etat de Jules Ferry, à plus d’un siècle de distance, n’a rien perdu de sa force et de son actualité. On serait bien inspiré de ne pas l’oublier : « Lorsqu’on veut chercher à assurer la paix entre deux puissances rivales, l’Etat et l’Eglise, la constitution laïque de la société et le pouvoir ecclésiastique ; lorsqu’on veut que ces deux puissances morales vivent en paix, la première condition, c’est de leur prescrire de bonnes frontières. Ce n’est pas dans la confusion des attributions, dans le mélange des idées qui ne peuvent conduire qu’à la discorde, à un état social troublé et mauvais ; c’est dans la nette, claire et définitive séparation des attributions et des compétences qu’est le salut et qu’est l’avenir. […] Délimitez les frontières et vous ferez la paix… » [12].

[1Chambre des députés, JO, 22 décembre 1880, p. 12678 et 12679.

[2Chambre JO, 22 décembre 1880, p. 12677.

[3Sénat, JO, 2 juillet 1881, p. 983.

[4Chambre des députés, JO, 15 décembre 1880, p. 12344.

[5Sénat, JO, 3 juin 1881, p. 755 et 756.

[6Chambre des députés, JO, 21 décembre 1880, p. 12623 et 16626.

[7Chambre des députés, JO, 22 décembre 1880, p. 12678.

[8Sénat, JO, 4 juin 1881, p. 763.

[9Sénat, JO, 11 juin 1881, p. 802.

[10Chambre des députés, JO, 15 décembre 1880, p. 12344.

[11Chambre des députés, JO, 5 décembre 1880, p. 11948.

[12Jules Ferry, Sénat, JO du 11 juin 1881.



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