Revue de presse

"La laïcité sur le qui-vive" (Le Monde, 5 jan. 13)

6 janvier 2013

"Avant les fêtes, par deux fois, les médias se sont enflammés. Des responsables publics auraient cédé aux pressions de musulmans. A Montargis (Loiret), une directrice d’école maternelle aurait refusé de faire venir le Père Noël pour ne pas heurter leurs croyances. Au Havre, la ville aurait fait jeter des mousses au chocolat confectionnées dans les 67 cantines scolaires, parce qu’elles contenaient de la gélatine de porc. Ces cas auraient remis en cause nos traditions, bafoué la laïcité.

A Montargis, finalement, la directrice d’école et l’inspecteur d’académie ont parlé d’un budget de réveillon en baisse et nié avoir subi "des pressions" des familles musulmanes. C’est un mail anonyme, dénonçant "les adeptes du politiquement correct", qui a dramatisé l’histoire sur les réseaux sociaux. [...]

Ces deux contes de Noël de la France de 2012 se ressemblent. Ils sont hautement inflammables, avec en toile de fond la peur croissante d’un islam considéré par certains comme agressif et décidé à faire reculer la laïcité. Ils montrent encore combien, dès qu’une institution, école ou mairie, propose un accommodement avec une demande religieuse, cela ne va pas de soi. Il faut dire qu’en France, de la gauche à l’extrême droite, les politiques défendent la laïcité : la religion doit rester une affaire privée et respecter la neutralité des institutions, ne pas remettre en cause la loi "commune" de la République et la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Il existe pourtant plusieurs grandes démocraties - les Etats-Unis, le Royaume Uni, le Canada, l’Inde, la Belgique, les Pays-Bas - où les "accommodements raisonnables" entre un Etat laïque et les religions sont courants, même s’ils sont parfois très discutés. Qu’entend-on par là ? Il s’agit de respecter la foi des personnes comme le veut la laïcité : sans agresser la majorité. Un ouvrier peut demander une pause pour prier à son travail, une communauté réclamer la construction d’un lieu de culte, des employés demander à manger halal ou kasher à la cantine, des fonctionnaires demander à porter un turban ou un hidjab. Tous seront écoutés par les entreprises ou par l’Etat. Des décisions seront prises et justifiées au regard des principes d’une démocratie laïque : respecter la liberté de croyance, ne pas imposer une religion à tous.

En France, depuis les controverses sur le voile islamique, ce type de revendication devient de plus en plus inaudible. Toute forme d’accommodement suscite aussitôt des réactions passionnées : on dénonce la montée du "communautarisme", quand on ne parle pas des débuts de la "charia française". On l’a vu pendant la campagne présidentielle. A plusieurs reprises, Nicolas Sarkozy a reproché à Martine Aubry d’avoir imposé des horaires particuliers pour les femmes musulmanes dans les piscines de Lille. En avril 2012, Jean-François Copé l’a accusée d’avoir "mis des créneaux séparés pour les hommes et les femmes en période de ramadan pendant huit ans". Pourtant, Martine Aubry n’a jamais rien fait de tel : elle a autorisé des personnes en surpoids, mal à l’aise, à se baigner en dehors des heures d’ouverture.

En février 2012, Marine Le Pen s’en est pris à l’abattage rituel halal, qui d’après elle financerait l’islam en France tout en faisant une OPA sur la boucherie française (même si c’est faux : en France, 14 % de la viande de boucherie est halal et kasher). Ses propos ont été repris par l’UMP. François Fillon a parlé de "traditions ancestrales" qui ne correspondent "plus à grand-chose", s’attirant la colère du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Le ministre de l’intérieur d’alors, Claude Guéant, a prophétisé que, demain, "les conseillers municipaux étrangers rend[raient] obligatoire la nourriture halal dans les repas des cantines". On voit qu’en France les moindres arrangements entre religions minoritaires et République, qui sont courants dans plusieurs pays, sont jugés contraires à la laïcité.

Mais, quand en septembre 2012, dans le Monde, Marine Le Pen réclame que la kippa et le hidjab soient interdits dans les rues par souci de laïcité, elle inquiète les politiques - et beaucoup de Français. La république laïque doit-elle aller jusque-là ? Ne tolérer aucun accommodement avec la manifestation publique d’une religion, quitte à bafouer les libertés individuelles, annuler la liberté de religion défendue par l’article 2 de la Constitution ?

Le Canada a été le premier à légaliser des "accommodement raisonnables" entre religion et laïcité. C’était en 1985, à la suite d’un conflit opposant une employée convertie à l’adventisme (Eglise protestante fondée aux Etats-Unis au XIXe siècle) qui réclamait de ne plus travailler le samedi, jour du sabbat. La Cour suprême du Canada a estimé que l’employeur devait aménager son horaire, par respect pour la liberté individuelle et la foi de cette salariée. Cette décision a pris force de loi, rendant l’accommodement "obligatoire" sur tout le territoire canadien pour les employeurs et les institutions. [...]

Cependant, ajoute la loi canadienne, l’accommodement doit être "raisonnable". Il ne doit pas générer des "contraintes excessives" : ne pas entrer en contradiction avec l’ordre financier et matériel des entreprises et des institutions (bouleverser les horaires, impliquer des travaux coûteux, etc) ; ne pas constituer des contraintes sociales agressant la majorité (les prières de rue par exemple) ou les libertés publiques (les droits des femmes). L’accommodement enfin relève de la démocratie participative. Pour y parvenir, les personnes religieuses - c’est en effet dans le champ de la religion que les questions se posent le plus -, l’Etat et le monde du travail doivent discuter, faire des compromis, au cas par cas. [...]

Pendant les vingt années qui ont suivi, une série d’accommodements religieux ont été consentis au Canada - comme certains aux Etats-Unis. A l’école, dans la vie publique, les entreprises. Plusieurs sont bien passés. D’autres restent litigieux. Quelques-uns ont soulevé des tempêtes. Au Québec surtout.

Dans les écoles canadiennes, les accommodement ont connu des succès. Une enquête dirigée par la sociologue Micheline Milot les liste. Des repas sans porc et végétariens servis dans plusieurs écoles et universités ont facilité l’intégration des élèves minoritaires (en évitant qu’ils aillent manger dehors, entre eux). Le changement de date des examens, en tenant compte des fêtes religieuses, a permis aux élèves de ne pas se trouver "déchirés entre leur tradition et la réussite scolaire". Le port du hidjab n’a pas suscité de rejet et a renforcé chez les jeunes filles le sentiment d’appartenance à une société tolérante. Les discussions sur la diversité culturelle entre élèves, parents et professeurs ont favorisé des rapports plus cordiaux et promu "une culture citoyenne".

A l’inverse, le port du hidjab par le personnel enseignant a suscité plusieurs fois un malaise : la question du "devoir de réserve" des professeurs s’est posée. Si l’octroi de locaux religieux a été bien accepté, y séparer les filles et les garçons a créé des problèmes. Tout comme, pour une fille, de quitter un cours de gymnastique mixte au nom de sa religion. Cela a été critiqué comme discriminatoire et refusé. [...]

De nombreux accommodements au travail ont été consentis, selon les possibilités des entreprises canadiennes. La plupart concernent les demandes de congé en raison d’une fête religieuse, l’acceptation du port du hidjab (souvent refusé pour des raisons de sécurité), la pratique de la prière sur le lieu de travail (accordée pendant les pauses et le travail de nuit). Dans une usine alimentaire de 500 personnes, véritable mosaïque de migrants, les employés ont plusieurs fois demandé des journées de repos ou des congés sans solde pour participer à des fêtes religieuses. La direction les leur accorde, au cas par cas. Le patron a déclaré : "C’est l’ouverture au monde. Il n’y a pas de jalousie, tous les employés savent qu’ils peuvent en bénéficier" - des enquêtes ont montré qu’au travail ce sont surtout les handicapés qui ont profité de la loi.

Le fait de manifester sa religion de façon emblématique, en public, a donné lieu à plusieurs accommodements et a suscité des débats virulents. Ainsi, début 2001, les juifs hassidiques ont demandé à la ville de Montréal de placer un érouv, un fil délimitant symboliquement une zone religieuse au-dessus de leur quartier d’Outremont. Cela leur a été accordé, malgré de fortes réticences.

En 2002, un jeune sikh a demandé à venir au lycée avec son couteau traditionnel, le kirpan. La Cour du Québec le lui a interdit. Les journaux ont mené campagne contre cet "accommodement déraisonnable". Mais la Cour suprême du Canada a récusé ce jugement, reconnaissant le droit individuel de l’élève à porter discrètement son couteau sur lui, enveloppé dans un étui cousu. [...]

Mais, l’année 2005, un véritable scandale éclate au Québec, quand le gouvernement projette de laisser aux imams le soin de régler les litiges familiaux des familles musulmanes en cas de divorce ou de décès - un droit d’arbitrage reconnu aux chrétiens et aux juifs. L’affaire a enflammé le pays. Des journaux ont titré "Pas de charia au Canada". Finalement le gouvernement a tranché : tous les tribunaux d’arbitrage religieux ont été supprimés. La loi civile doit être élaborée par l’Etat, pas d’accommodement sur ce principe.

De la même manière, un peu plus tard, les députés québécois ont refusé qu’on ôte le crucifix de l’Assemblée nationale, argumentant que le souci laïque de neutralité de l’Etat ne devait pas sacrifier l’histoire et le patrimoine chrétien du Québec.

A la suite de ces affaires, pour calmer les esprits, le premier ministre a chargé Charles Taylor, en 2007, de diriger une grande enquête sur le bilan de la "loi" de 1985. [...]

Les accommodements raisonnables pourraient-ils être appliqués en France, où la défense de la laïcité reste très virulente ? En fait, en 2003 déjà, la commission Stasi appelait à plusieurs "accommodements raisonnables" avec les religions. Elle a recommandé que deux nouveaux jours fériés soient ajoutés aux fêtes catholiques traditionnelles : le Kippour juif et l’Aïd musulman. Les députés ont rejeté la proposition. Mais, depuis, des négociations ont permis que les grands concours publics ne soient pas organisés les jours de fête religieuse.

Dans la réalité, notre laïcité tolère déjà bien des arrangements. L’Etat finance largement les écoles privées depuis la loi Debré de 1959, d’ailleurs très critiquée par les plus laïques. Les municipalités donnent des permis de construire aux lieux de culte (mosquées, synagogues, temples...). La loi de 1905 instituant la séparation de l’Eglise et de l’Etat autorise des aumôniers dans les prisons, les casernes et les hôpitaux. Les prêtres et les théologiens des principales religions s’expriment régulièrement dans les médias (on entend beaucoup, ces jours-ci, les catholiques contre le mariage pour tous).

En dépit, de ces ajustements, la défense d’une laïcité radicale reste, pour nombre de politiques et d’intellectuels, un des fondements du pacte républicain français. Un des arguments les plus repris, et le plus fort, à gauche comme à droite, au moment du débat sur le port du voile à l’école, est que la laïcité permet de former des citoyens réfléchissant par eux-mêmes, au-delà des religions.

C’est le sens de l’appel lancé le 28 novembre 1989 [1] par des intellectuels d’habitude éloignés, Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler : "Il faut que les élèves aient le plaisir d’oublier leur communauté d’origine et de penser à autre chose que ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes. Si l’on veut que les professeurs puissent les y aider, et l’école rester ce qu’elle est, un lieu d’émancipation, les appartenances ne doivent pas faire la loi à l’école. "

Que pense Dominique Schnapper, membre du Conseil constitutionnel entre 2001 et 2010 et auteure de plusieurs ouvrages de référence sur la citoyenneté, des accommodements raisonnables ? [...] "On ne peut pas reconnaître toutes les fêtes de toutes les religions présentes dans une même nation ni les formes d’expression qui sont contradictoires avec les valeurs communes." Comment s’y prendre alors pour cohabiter dans un monde multiconfessionnel et laïque ? "C’est le rôle des politiques de régler cette tension. On peut accepter les traits culturels qui ne remettent pas en cause les valeurs communes, mais à partir de ce principe général, il importe de gérer chaque cas en fonction des circonstances." [...]"

Lire "La laïcité sur le qui-vive".

[1Lien établi par le CLR (note du CLR).


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