Revue de presse

"La guerre des antiracismes" (Libération, 25 nov. 17)

28 novembre 2017

"En portant plainte contre SUD éducation 93 qui a dénoncé « un racisme d’Etat » dans un de ses documents, Jean-Michel Blanquer relance la polémique entre plusieurs visions de la lutte contre les discriminations.

« Racisme d’Etat » : la formule n’est pas nouvelle, mais la voilà illégale, à en croire le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer. Au cœur de la polémique, née le week-end dernier sur Twitter, se trouve une formation syndicale organisée en décembre par SUD éducation 93 à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Destinée aux personnels enseignants, elle portera sur le thème de l’antiracisme à l’école. « L’analyse du racisme d’Etat dans la société et en particulier dans l’Education nationale s’impose », écrit SUD éducation 93 dans la présentation en ligne, en dressant la liste des problèmes à traiter : « Programmes d’histoire servant le roman national, sur-orientation dans les filières professionnelles des élèves descendant des immigrations en particulier postcoloniales, islamophobie et instrumentalisation de la laïcité… » Pour Jean-Michel Blanquer, ce programme constitue des faits de diffamation envers l’Etat. Mardi, il a annoncé une plainte (effectivement déposée, a indiqué le ministère à Libération) devant l’Assemblée nationale, laquelle lui a réservé une ovation debout, Marine Le Pen comprise.

Derrière cette réaction (que le ministère n’a pas souhaité expliciter sur le fond) ressurgissent les débats qui clivent, depuis plusieurs années maintenant, les antiracistes en France. Les organisations les plus connues, comme la Licra ou SOS Racisme, s’en tiennent aux grands principes universalistes : la République française ne distingue pas ses citoyens selon leur couleur, leur race supposée ou leur religion. Partant de quoi, il serait inconcevable que des ateliers de la formation de SUD éducation 93 soient organisés en « non-mixité raciale », comme c’est prévu. A l’inverse, cette démarche est défendue par les mouvements se revendiquant de « l’antiracisme politique ». Pour eux, le racisme est un système structurant les rapports sociaux. Il se pense à travers des concepts comme « racisé » ou « blanchité », qui ont aussi provoqué l’ire de Jean-Michel Blanquer.

Quant au « racisme d’Etat », qui n’avait encore jamais fait l’objet de poursuites, lui aussi appartient au débat public depuis plusieurs années. En France, on l’a lu sous la plume d’intellectuels comme Pierre Bourdieu (en 1997) ou Jacques Rancière (en 2010). Avant eux, dans un cours donné en 1976 au Collège de France, Michel Foucault le définissait ainsi : « Un racisme qu’une société va exercer sur elle-même, sur ses propres éléments, sur ses propres produits ; un racisme interne, celui de la purification permanente. » Le philosophe s’était alors concentré sur les régimes nazi et soviétique.

Au sein des mouvements antiracistes, qu’ils se classent comme « universalistes » ou « politiques », l’expression suscite des débats. La Licra le réfute catégoriquement. Bien qu’elle se retrouve régulièrement dans les combats de l’antiracisme politique, la Ligue des droits de l’homme ne l’emploie pas non plus. Son président d’honneur, Pierre Tartakowsky, résume : « Le racisme d’Etat, c’était en Afrique du Sud ou sous Pétain. On n’est pas dans une situation de ce type aujourd’hui, car l’Etat ne produit pas de lois ou de règlements racistes. » Un argument qui ne tient pas, aux yeux de certains défenseurs de son emploi contemporain. Membre du réseau « Reprenons l’initiative », la sociologue Nacira Guénif, qui participera à la formation de SUD éducation 93, estime qu’« il faut faire une distinction entre le racisme d’Etat, qui peut opérer au sein de l’appareil d’Etat, et un Etat raciste. Il ne s’agit pas de comparer l’Etat français à un Etat nazi ou à un apartheid. Il s’agit de dire qu’il y a un racisme qui a fini par s’installer dans les instances de l’Etat, à tous les niveaux ». Pour preuve, les contrôles au faciès, qui ont valu à l’Etat d’être définitivement condamné par la justice française en novembre 2016. Mais aussi la manière dont sont traités les étrangers venant demander des papiers dans les préfectures, ou encore la (non-)gestion de la crise des migrants.

En fait, si l’expression « racisme d’Etat » est parfois utilisée dans les productions militantes et dans la presse, elle est plus rare dans les milieux universitaires. Le sociologue Eric Fassin, lui aussi membre de Reprenons l’initiative, privilégie d’autres termes : « Pour ma part, je parle surtout de politiques de racialisation, c’est-à-dire de pratiques et de discours politiques qui assignent une partie de la population à des positions racialisées. » De nombreux chercheurs préfèrent également la notion de « racisme institutionnel ». La formule a été introduite dans la recherche en France dans les années 90, notamment par le sociologue Michel Wieviorka. Elle a depuis été discutée dans plusieurs travaux, dont ceux de Camille Gourdeau et Xavier Dunezat (dans la revue Migrations société, en 2016) et de Valérie Sala Pala. En 2010, dans la revue Regards sociologiques, celle-ci estimait que « les questions tant scientifiques que politiques qui sont sous-jacentes [à ce concept] restent aujourd’hui largement ouvertes, tout particulièrement en France ». Bref, le débat existe, il est ouvert. Sera-t-il réglé par des procès à l’encontre d’organisations syndicales ? « Si l’on croit qu’on va combattre le racisme en interdisant l’usage de tel ou tel terme, on est très optimiste, estime Pierre Tartakowsky. Il va falloir autre chose : des initiatives publiques et privées, une mobilisation de la société civile et, surtout, beaucoup plus de justice sociale. »

Frantz Durupt"

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