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La gauche et les "accommodements raisonnables" avec le communautarisme (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 23 novembre 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Le 21 juin 1989, je suis élu pour la première fois au Conseil de l’ordre du Grand Orient puis élu grand maître adjoint la troisième année de ce mandat. [...]

Dans le choix de mes amitiés, les engagements philosophiques et politiques ont toujours tenu une grande place, mais la personnalité, les comportements, l’affect des individus tout autant. La loge, de ce point de vue, quand elle fonctionne bien, est un lieu magique en ce sens qu’elle permet de nourrir des amitiés fondées tant sur des convergences que sur des divergences. Certains s’étonnent que l’on puisse entretenir de tels liens avec des personnes dont on ne partage pas ou plus l’engagement, voire avec qui on peut être ouvertement en désaccord. L’amitié doit-elle exploser dès lors que les idées divergent ? Il en est qui le vivent malheureusement de la sorte. Ainsi ai-je été blessé par l’intolérance d’amis dont je partageais l’essentiel de l’engagement, mais dont l’esprit crispé, fermé, parfois même un peu parano, considérait tout ami critique comme un opposant, tout opposant comme un adversaire et tout adversaire comme un ennemi potentiel. Le pouvoir ou l’argent rendent-ils l’amitié impossible ? Cette tendance à l’intolérance, je l’ai malheureusement rencontrée partout, à l’université, dans le monde syndical, politique et parfois également en franc-maçonnerie où elle peut finir par vider de son contenu cette fraternité sans laquelle une loge ne fait pas sens. Probablement y ai-je moi-même contribué en certaines circonstances. Pour autant, en Maçonnerie comme à l’extérieur, j’ai le plus souvent essayé de garder mes amitiés, même lorsque la dérive des idées pouvait conduire à l’éloignement des hommes. Ainsi, tout en contestant la "deuxième gauche", ai-je conservé avec un grand plaisir un lien amical avec Michel Rocard et nous refaisions régulièrement le monde chez Françoise, une des cantines de luxe des parlementaires.

La réélection de Mitterrand a-t-elle changé la donne ? Le socialisme a-t-il été tacitement jeté aux poubelles de l’histoire ? Fait-il encore sens ? La gauche a-t-elle toujours vocation à promouvoir la République sociale et laïque ou bien a-t-elle rompu les amarres au nom de "la modernité" et de la culture de gouvernement ? Certains ont carrément enjambé l’identité sociale-démocrate pour se rallier à une conception sociale-libérale. De la même façon, une partie a abandonné un des piliers de sa culture historique en se reconnaissant dans la "laïcité nouvelle" et en optant pour les "accommodements" dits "raisonnables" avec le communautarisme. Ce sont, pêle-mêle, les horaires réservés aux femmes voilées dans des piscines publiques, la pusillanimité à propos du voile dans des écoles, le vote en 1995 par les élus socialistes au conseil de Paris qui joignent leurs voix à celles de la majorité RPR-UDF pour accorder une garantie d’emprunt de dix millions de francs à une association Loubavitch en vue de la construction d’un complexe scolaire communautaire. Ce sont les financements accordés par les pouvoirs locaux à des associations culturelles, sportives, souvent faux-nez d’associations cultuelles et communautaristes. Ce sont les œillades à l’Église qui ressort son projet de révision de la loi de 1905 et s’emploie à mettre partout en avant la liberté religieuse, qu’au demeurant personne ne menace, au détriment de la liberté de conscience. Le siège de la laïcité commence tandis que l’émergence du communautarisme divise les partis progressistes et les associations laïques.

Le débat est vif à gauche qui s’ouvre en particulier dans les colonnes du Monde. Jean Poperen, initié au Grand Orient, comme Voltaire, sur le tard de sa vie, a compris les dangers. Il est clair, défend une laïcité ferme, sans qualificatif. L’enjeu est ni plus ni moins la réussite ou l’échec de l’intégration à la citoyenneté des femmes et des hommes, de leurs enfants venus d’ailleurs. Pour répondre au racisme qui monte, entretenu par l’extrême droite, "Popy", comme ses proches l’appellent, plaide contre le communautarisme et en faveur de l’intégration républicaine. Il fait sienne la devise de Clermont-Tonnerre déclarant le 23 décembre 1789 qu’"il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus". Ce qui signifie que les juifs sont désormais des citoyens comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, mais qu’ils ne sauraient revendiquer des dérogations à la loi commune ou des droits spécifiques. Il n’y a qu’une communauté : la communauté nationale. Poperen est pour l’intégration, mot qui trente ans plus tard assigne à droite, voire à l’extrême droite, ceux qui osent encore s’y référer. Une poignée d’universitaires lui répondent que l’intégration est un produit colonialiste et que chacun doit pouvoir vivre sa différence ! Régis Debray met en garde, prédisant que "le droit à la différence débouchera inexorablement sur la différence des droits", c’est à dire exactement l’inverse de l’universalisme des Lumières et des principes républicains.

La discussion se polarise sur l’universalisme. Est-il enfant des Lumières au service de l’émancipation et de l’égalité ou bien, comme le scanderont communautaristes, différentialistes, indigénistes des années 2020, l’idéologie du colonialisme et de l’impérialisme ? Question subsidiaire, les droits de l’homme et la liberté de conscience sont-ils compatibles avec le retour du religieux en politique, en particulier avec l’islamisme politique qui va contribuer les années suivantes à faire exploser la traditionnelle opposition gauche-droite, moteur de la démocratie républicaine ?

Ces années marquent le début d’une confusion culturelle et d’une dérive politique annonciatrices des heures terribles que va vivre le pays, menaces, assassinats, attentats. Mais peu d’intellectuels et d’élus politiques prennent le danger au sérieux. Certains par peur d’être traités de racistes ! Une fatwa s’abat sur l’écrivain Salman Rushdie après la publication des Versets sataniques. Des intellectuels de culture musulmane qui défendent leur droit à la critique de l’islam reçoivent des menaces de mort. Aucune leçon n’a été tirée de l’horrible guerre civile vécue par le peuple algérien. Mohamed Arkoun, professeur d’histoire islamique à la Sorbonne, que j’invite à l’occasion d’un colloque au Grand Orient, dit son respect pour "la conception occidentale des droits de l’homme", mais c’est pour aussitôt dénoncer sa dimension universaliste et plaider en faveur du relativisme. L’homme, qui passe pour modéré, plonge le fer au cœur de ce qu’il estime être une contradiction. « S’en tenir à la vision de Voltaire, de Rousseau, des Droits de l’homme, à la liberté de l’artiste et de l’écrivain, ce serait exiger des autres cultures qu’elles s’enferment dans le seul modèle occidental (…) dans la seule philosophie des Lumières (…) J’accuse la raison des Lumières d’avoir substitué le dogme de sa souveraineté à celui de la raison théologique (…) Cette perception des droits de l’homme dans une pensée occidentale réduite au seul rationalisme positiviste et historiciste renforce le malentendu avec l’islam qui a pensé ces droits de l’homme dans le cadre plus large de droits de Dieu. » Et de poursuivre : « Construite en France sous la Troisième République, la laïcité me paraît intellectuellement dépassée. C’est un partage politique et juridique qui a sans doute eu sa raison d’être à un moment donné, mais qui s’est réalisé au détriment d’une culture religieuse et de la vocation spirituelle de l’homme ouverte par la Révélation prophétique ». Le théologien "modéré", interviewé dans Le Monde, n’envisage pas de penser une séparation de la mosquée et de l’État dans les pays où l’islam est religion d’État afin de permettre la liberté de conscience et la liberté des femmes, mais conteste cette séparation en France.

Honni soit qui mal y pense ! Une forme de Sainte alliance des "clergés" se constitue avec pour objectif de réformer la loi de 1905, à tout le moins de la contourner. Cette politique, qui se donne à voir comme libération de peuples anciennement colonisés, creuse sa niche au cœur d’une certaine intelligentsia souvent issue de l’ultragauche. L’heure est à la revanche des "damnés de la Terre", à la "Révolution du nouveau prolétariat". La Fondation Terra Nova, proche du parti socialiste, en viendra à proposer une citoyenneté à géométrie variable, adaptable en fonction des origines, l’exact contraire des acquis de la Révolution française. 

Les Lumières, outil de domination franco-française, la laïcité, bourgeoise, raciste, islamophobe seraient-elles à jeter par-dessus bord ? Les défenseurs d’une laïcité sans qualificatif sont-ils des ennemis des musulmans ? Ghaleb Bencheikh, islamologue érudit, président de la Fondation de l’islam de France, physicien, longtemps animateur de l’émission télévisée du dimanche matin sur l’islam, n’en pense pas un mot et ne manque jamais l’occasion de défendre avec grand talent la liberté de conscience et la laïcité. Des voix courageuses s’élèvent des milieux intellectuels de culture musulmane pour dénoncer cet injuste procès. Les écrivains algériens Boualem Sansal, Kamel Daoud, la cinéaste tunisienne Nadia El Fani, Djemila Benhabib, les réfugiées iraniennes Taslima Nasreen issue du Bangladesh, Chalah Chafik, Myriam Namazie, la députée néerlandaise d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali, parmi beaucoup d’autres, disent publiquement leur attachement à l’universalisme des Lumières.

Le débat se développe dans les loges, qui invitent certaines de ces personnalités courageuses à venir témoigner, ainsi que des journalistes et essayistes comme Caroline Fourest, Pierre Péan, Pierre-André Taguieff, Philippe Val, Alain Finkielkrault, des élus locaux, des syndicalistes de l’enseignement. Les principes républicains sont réaffirmés avec la plus grande fermeté mais des frères sont sensibilisés à l’idée d’un "droit à la différence" sur le modèle multiculturel américain. Les Convents se passionnent pour le sujet et, sentant monter un danger, votent des motions défendant une laïcité sans qualificatif. De 1987 à 1994, les grands maîtres, Jean-Robert Ragache avec qui j’organise en septembre 1990 les Assises internationales de la laïcité et lance dans Libération un appel à se mobiliser autour de la laïcité et des Lumières [1],Christian Pozzo di Borgo, puis Gilbert Abergel, avec qui nous réalisons un numéro spécial d’Humanisme consacré à ce combat, maintiennent globalement le cap. Le Grand Orient demeure universaliste, républicain et laïque. Une sorte de réserve pour animaux en voie de disparition comme le suggère un article de Libération dénonçant "un anticléricalisme d’un autre âge". Plutôt une base de résistance, comme le montreront les années suivantes.

Mais face à la montée du communautarisme à droite et à gauche il faut se battre pour défendre la laïcité. La gauche et la droite chacune divisée, il devient indispensable de rassembler les républicains des deux rives qui ont en commun les mêmes principes, en premier lieu, la laïcité. C’est ce à quoi je vais m’atteler en créant un nouvel atelier composé de Frères très différents, de gauche pour beaucoup, de droite pour certains, tous républicains : la loge République.

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[1Libération du 4 décembre 1990.



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