Enseignement de l’Histoire : « Eviter le risque de l’exhaustivité » ! (Bernard Chambaz, Le Monde diplomatique, fév. 11)

1er mars 2011

"Au-delà des intentions excellentes que traduisent les appels à sauver cette discipline en classe terminale, il s’agit de voir ce que sa suppression signifie en termes de programme. Avant de lire le Bulletin officiel spécial du 29 avril 2010, on n’imaginait pas que la mariée serait si belle. L’introduction donne le ton. Elle part d’un postulat selon lequel, « les grands repères chronologiques fixés », on peut se lancer dans les très fameuses thématiques. En fait, on plane déjà dans l’illusion, comique si elle n’était dramatique, entre Tartuffe et Les Précieuses ridicules. Le mode d’emploi recommande le « travail sur les sources » et la « réflexion critique », avant de suggérer au professeur « d’éviter le risque de l’exhaustivité » et « d’exercer pleinement sa liberté et sa responsabilité pédagogiques »... On a troqué la vision encyclopédique de Pantagruel contre la vision encyclopédique de Bouvard et Pécuchet.

Après un premier thème assez époustouflant à défaut d’être concis (« Les Européens dans le peuplement de la Terre, de l’Antiquité au XIXe siècle »), un deuxième et troisième qui résument l’Antiquité et le Moyen Age à des images d’Epinal au goût du jour, le quatrième thème est renversant. Intitulé « Nouveaux horizons géographiques et culturels des Européens à l’époque moderne », il est composé d’une question obligatoire consacrée aux grandes découvertes et de deux autres au choix : les hommes de la Renaissance et/ou l’essor d’un nouvel esprit scientifique et technique ; il apparaît comme la négation même d’un humanisme dont Pic de la Mirandole a été l’emblème et la lettre de Gargantua à Pantagruel le viatique (« et par fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde, qui est l’homme »). Mais ce n’est pas tout ; dans les hommes de la Renaissance, il faut encore choisir entre « un éditeur et son rôle dans la diffusion de l’humanisme » et « un artiste dans la société de son temps ». Au passage, on aurait envie de poser une question subsidiaire : qu’est-ce qu’un artiste en dehors de la société de son temps ? Et, s’il faut faire « une large place à l’histoire des arts », joli pluriel ambitieux, l’analyse se doit d’être « historique » : exit donc toute velléité iconographique. Et tout ça, naturellement, expédié en deux coups de cuillère à pot.

A force, la Révolution française est réduite à la portion congrue. Sur le premier manuel paru après la réforme, on ne sait pas quand ni comment le roi quitte Versailles pour Paris et, malgré un dossier de deux pages sur sa fuite, la fusillade du Champ-de-Mars disparaît du paysage. L’événement est pourtant d’importance : le 17 juillet 1791, la Garde nationale tire sur le peuple venu signer une pétition qui demande la déchéance du roi ; on relève une cinquantaine de morts. Quant à la Terreur, elle se résume à une poignée de lignes. Pourtant, l’horizon des manuels est immense, plus ou moins volatil, et le vertige nous saisit. Bien sûr, on ne saurait plaider pour le retour aux manuels de Malet-Isaac (4). Mais, quelles qu’en soient les limites, on y observe une densité de bon aloi, encore préservée dans les manuels des années 1980, impossible à maintenir aujourd’hui.

Le même bulletin officiel spécial présente le programme de la classe de première. Le thème initial est placé sous le signe des « économies-monde (britannique, américaine, multipolaire) » ; vous ne rêvez pas, c’est bien de l’histoire. Le deuxième est fracassant : « La guerre au XXe siècle ». A l’énoncé du programme, comment avoir la moindre idée de la façon dont le monde est entré dans l’une et l’autre, dont on retiendra surtout la « violence » (la première) et l’« anéantissement » (la seconde) ? Ensuite, comment comprendre la guerre froide, puis les nouvelles « conflictualités » (que leur a donc fait le mot conflit pour qu’ils l’écartent ?).

Le troisième thème ne surprend pas : les totalitarismes. On se permet alors deux questions : est-ce que les révolutions de février et d’octobre 1917 constituent la genèse du régime totalitaire, ou faut-il renoncer à les raconter ? Comment traiter, en parallèle, l’effondrement de l’Etat nazi et l’effondrement de l’Etat soviétique ? Passons sur le quatrième thème, pour aller au cinquième, d’allure classique : les Français et la République. Six heures de cours pour un siècle et demi, c’est trop généreux ; on ne s’étonne pas de voir la Commune de Paris évacuée, puisque déjà il ne s’était rien passé en juin 1848, mais on limoge aussi les grandes figures républicaines : Gambetta viré, Ferry viré, Hugo viré. Le régime de Vichy se résume à une simple « négation » de la République ; l’histoire politique contemporaine est réduite aux prémices de la Ve : on s’arrête en 1962, descendez, il n’y a plus rien à voir, ni la crise de 1968, ni les réformes des années 1970, ni les septennats mitterrandiens. Il n’y a plus qu’à considérer que Simone Veil est à sa place dans la rubrique « Les femmes dans la vie politique et sociale ». En fait, il n’y a pas un mot sur tout ce qui serait susceptible d’éclairer — comme on dit — la situation actuelle."

Lire "La fin de l’Histoire".


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