Revue de presse

"La chambre de mon père" (Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 14 mars 18)

21 mars 2018

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Mon père est parti en paix, à 84 ans, dans une unité de soins palliatifs. Il est mort au moment où 156 députés publiaient une tribune dans laquelle on lit qu’il faut changer la loi pour «  donner aux malades en fin de vie la libre disposition de leur corps et, c’est essentiel, de leur destin  ». Quand j’ai lu cette tribune, dans le métro, je venais de le quitter. Ce jour-là, j’avais mis dans sa chambre des sonates de Scarlatti jouées par Alexandre Tharaud. Si je me permets de l’évoquer ici, c’est parce que la musique qu’il aimait était aussi celle que j’écoutais, trois ans plus tôt, dans la chambre d’hôpital où chaque jour il me rendait visite. Cette musique – Scarlatti, Haendel, et Bach avant tous – nous donnait de la force, de la paix, et maintenant, dans sa chambre, alors qu’il allait mourir, elle établissait, sinon une transmission, du moins une continuité. Elle n’a pu le ramener vers nous, vers moi. Le cancer du pancréas est une maladie brutale et sourde au bien qu’on cherche à lui opposer.

Il était dans le coma depuis la veille et n’avait plus qu’une journée à vivre, mais nous l’ignorions. Nous savions simplement que la fin était proche et qu’il était inutile de le faire souffrir. Quelques jours plus tôt, nous avions parlé avec le médecin, ma mère, mon frère et moi, de la possibilité d’une sédation profonde. Son état était tel que la loi existante le permettait. Cependant, il était encore conscient, il y avait la «  libre disposition  » du malade, et nous savions qu’il avait dit aux soignants : «  S’il n’y avait pas la famille et la prière, je demanderais à partir.  » Ce qui voulait dire, a contrario, qu’il ne le souhaitait pas – ou pas encore. D’ailleurs, quatre jours avant sa mort, il regardait les matchs de rugby du tournoi des Six-Nations. Il a vu une dernière fois la France gagner et l’Irlande briller par sa puissance. Ce n’est pas rien. Il nous avait consultés avant de prendre à chaque étape ses décisions, mais c’est lui qui les a prises  ; en particulier la dernière, celle de cesser tout traitement curatif. La rapidité de sa fin nous a sans doute évité des épreuves et des dilemmes. On peut dire qu’il nous a épargnés et qu’il a été élégant jusqu’au bout.

Suspension des grimaces

En lisant cette tribune d’individus apparemment sûrs de leur cause – après tout, qui peut être opposé à ce qu’un incurable qui souffre puisse s’en aller librement et dans la dignité  ? –, je repensais à la brève conversation que nous avions eue avec le médecin de l’unité de soins palliatifs, à sa délicatesse et à la difficulté du choix qui pourrait, dans les jours ou les semaines suivantes, se présenter à nous. Une fois de plus, me suis-je dit, beaucoup de gens – ou ceux qui prétendent parler en leur nom – veulent des lois et de la clarté à propos de situations intimes qui en sont dépourvues. Un best-seller érotique à l’eau de rose s’appelle Cinquante nuances de Grey, mais cinquante nuances de gris, il semblerait que beaucoup n’en veulent pas. C’est pourtant bien ce gris dont la vie est faite – surtout près de la mort. Bien souvent, quand la maladie s’impose, les symptômes qu’elle provoque ressemblent à ces oracles grecs que le héros comprend (ou veut comprendre) de travers : aussi ambigus dans les signes qu’ils distribuent que définitifs dans la tragédie qu’ils annoncent.

C’est quoi, me suis-je dit dans le métro, la libre disposition de son corps et de son destin, quand l’un et l’autre vous échappent  ? C’est quoi, la transparence, dans un monde qui en a si peu  ? L’approche de la mort me paraît bien opaque, et aussi le colloque particulier entre un corps et une conscience qui souffrent. Je sais ce que ceux qui ont lutté pour le droit à l’information et à la compréhension des malades atteints du sida ont apporté d’équilibre et de justice à la relation entre patient et soignant. Et je sais à quel point, après l’attentat du 7 janvier, j’ai comme tant d’autres bénéficié de leur combat. Je comprends également qu’il faut des lois, du respect, une sorte de prêt-à-porter juridique et existentiel pour ceux que la maladie et la souffrance mettent à nu. Je connais enfin ma méfiance instinctive, presque romanesque, envers ceux qui essaient de mettre de l’ordre et de la morale, quand ce n’est pas de l’idéologie, dans ce qui flotte  ; qui veulent imposer du général au particulier. J’ai beau savoir tout cela, comprendre mes limites : j’éprouve du dégoût pour les cris politiques lorsqu’ils s’abattent, comme des corbeaux, sur le champ si fragile, si fertile, de l’expérience vécue.

Je me suis également souvenu d’une discussion avec ma chirurgienne sur l’euthanasie, en mars 2015. J’y étais plutôt favorable, dans le genre «  romain  » et empathique comme les 156 signataires, « camarade Marc Aurèle sois maître de ta fin  », mais elle avait douché mon enthousiasme en me rappelant que si l’on m’avait dit le 6 janvier au soir ce qui allait m’arriver le 7, j’aurais peut-être sauté par la fenêtre. «  Et vous auriez eu tort, a-t-elle ajouté, car vous êtes là et vous allez vous en sortir.  » Suis-je en train de m’en sortir, ai-je pensé trois ans plus tard en regardant respirer mon père pour la dernière fois. Ne pourrait-il pas tenir un peu plus longtemps, beaucoup plus longtemps même, pour voir et partager la suite avec moi, avec nous  ?

Il est mort, entre autres, avant que la médecine m’ait jugé «  consolidé  ». L’hôpital m’a prévenu cinq minutes après qu’il eut cessé de respirer. Le lendemain, pour la première fois depuis deux ans, je n’ai pas fait mes exercices de rééducation buccale. Je n’ai pas fait mes grimaces ni prononcé le plus lentement possible, en articulant au maximum, les phrases que je dois prononcer vingt fois, trente fois par jour. Par exemple : « Trois tortues tordues trottaient sur l’étroit toit de la Trinité.  » Le surlendemain, en vue d’une expertise, un chirurgien m’a interrogé pendant deux heures sur mon parcours hospitalier et il a examiné ma mâchoire. J’ai honoré le rendez-vous, qui avait été pris bien avant la mort de mon père."




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