Tribune libre

L’Etat fait fausse route en stimulant le communautarisme (K. Slougui)

par Khaled Slougui, président de l’association Turquoise Freedom. 27 mai 2016

L’ère postindustrielle ou postmoderne se caractérise grosso modo par trois aspects : l’entrée de l’économie et de la société en crise ; une insécurité sociale et économique liée aux rapports sociaux d’exclusion et de discrimination (Manuel Valls parle même d’ "apartheid social") qui précarisent une part croissante des milieux populaires et de la classe moyenne modeste, participant par là-même à un creusement sans précédent des inégalités ; l’apparition de nouveaux mouvements sociaux dont la revendication ne porte plus seulement sur la reconnaissance de droits sociaux mais culturels.

Ces phénomènes sont souvent perçus comme l’expression d’une crise de légitimité de l’Etat et des instances de socialisation ; le modèle social des trente glorieuses est désormais mis à mal, il est à bout de souffle, devenu caduc. Cela introduit des doutes et sème la crainte.

Face à cet état de fait, la lutte contre les inégalités cède de plus en plus la place à des combats déterminés par des enjeux symboliques d’ordre religieux, culturels, ethniques… Et qui mettent en avant les spécificités et le droit à la différence.

Manifestement s’opère un glissement incontestable du champ du profane vers le champ du religieux. Ou si l’on préfère, le fait politique se transforme en fait religieux.
Ainsi se trouvent posées les questions de l’identité et de la citoyenneté ; une tendance au bricolage et à la fabrication de citoyennetés et/ou identités à partir de préoccupations et d’intérêts spécifiques s’exprime. Et le cadre communautaire semble idéal pour la prise en charge de ces revendications.

Il y a confusion entre culture, religion et identité ; cet amalgame fausse les débats, complique la cohabitation de cultures différentes, offre une opportunité à des minorités agressives et sectaires ; en fin de compte, il favorise l’éclosion de pensées extrêmes. 

« Une religion ne fait pas à elle seule une culture » réplique à qui veut l’entendre Marcel Gauchet [1].

Du coup, la communauté et l’identité sont souvent mixées dans une acception qui se fonde sur un seul critère : la religion, à l’exclusion de tout autre. Au niveau national, une radicalisation religieuse s’affirme chez certains groupes d’activistes islamistes ; elle prospère sur le communautarisme.

Pour l’essentiel, l’on peut retenir trois idées maîtresses :

  • la religion entretient le communautarisme ;
  • le communautarisme constitue un terreau favorable, voire fertile pour le radicalisme et le terrorisme ;
  • l’instrumentalisation politique du communautarisme ne peut qu’être contre-productive, inefficace, voire même dangereuse et en tous cas à contre-courant de l’objectif recherché : donner sens au vivre ensemble.

D’abord, au risque de se répéter, la religion a, depuis la nuit des temps, servi d’alibi, de moyen de pression qui culpabilise l’individu, pour sauvegarder l’uniformité culturelle et la cohérence communautaire ; « le divers fait diversion » nous a enseigné Pierre Bourdieu [Pierre BOURDIEU, Sur la télévision.]]. Or, en Islam, tout au moins, contrairement à ce que laissent entendre les islamistes, le rapport à Dieu se passe très bien du groupe.
L’Islam responsabilise l’individu. Cela est tellement vrai que même le prophète est en réalité un être humain ordinaire à qui il n’appartient pas de guider les hommes, mais de transmettre un message. « Nous ne t’avons pas envoyé pour être leur gardien » (Coran, 4,80). La liberté de culte apparaît ainsi comme un principe cardinal. « Que croie qui veut et que dénie qui veut » (Coran, 18,29).
Par ailleurs, la communauté, c’est en réalité l’humanité, nous suggère Abdennour Bidar dans sa Lettre ouverte au monde musulman ; aussi, Mohammed apparaît comme un citoyen du monde avant l’heure de par l’universalité de son message ; il avait parmi ses compagnons un copte, un grec et un byzantin, nous rapporte Jacques Berque.

La dérive communautariste telle qu’entretenue par les islamistes aujourd’hui renvoie à une génèse plus politique que religieuse ou spiritualiste. L’excommunication et les pratiques d’un autre âge (polygamie, séparation des sexes, pratiques religieuses hyper ritualisées, châtiments corporels …) sont l’œuvre de l’homme, y compris la chariâ.
Ensuite, la radicalisation islamiste prend toujours corps à l’intérieur de la communauté des croyants (définie par eux). Elle est confortée par l’assignation d’une identité religieuse ; celle-ci constitue un réceptacle de choix à la rhétorique islamiste (théories complotistes, conspirationnistes et victimaires, rejet et remise en cause de l’autorité, de la loi et des valeurs républicaines, mission prosélyte pour la conversion de l’entourage et de la famille, tendance à favoriser l’entre-soi…).
La communauté qu’ils tentent de prendre en otage va devenir le lieu de la dissimulation, du mensonge et de la déloyauté. Les groupes à l’intérieur de cette communauté (mini communautés) sont sensés jouer un rôle important dans la pérennité de la croyance et des convictions. Le partage de celles-ci leur donne du poids ; elles seront d’autant plus difficiles à déraciner qu’elles seront partagées, selon le rapport de la Miviludes (2014). « Le groupe va faire caisse de résonance amplificatrice, et en même temps qu’il rassure les individus, il va les étouffer, les broyer ; il repose sur l’adhésion inconditionnelle à un corpus de croyance ».
Ce faisant, il cherche à enserrer l’individu dans un oligopole cognitif, à en croire Gérald Bronner ; à l’instar des groupes sectaires en général, l’enjeu est d’éviter que les adeptes ou fidèles soient confrontés à la concurrence cognitive.
Enfin, selon Julien Landfried  [2] « les communautés n’existent pas. Ce qui existe, ce sont les entrepreneurs communautaires qui défendent des revendications dans l’espace public et qui rencontrent des médias et des responsables politiques ».
L’analyse d’Henri Laurens, du Collège de France va dans le même sens : « On ne peut pas parler d’une communauté musulmane parce qu’elle n’existe pas ; il est impossible de créer une instance représentative pour un islam multiple. » Osons le mot, l’islam identitaire est une imposture.

Et pourtant, malgré l’expérience désastreuse du CFCM (Conseil Français du Culte Musulman), l’Etat s’échine à agréger une communauté complètement divisée dès les origines de l’islam. Et ce n’est pas le changement d’appellation « Instance de dialogue » qui change le projet au fond. Bien au contraire, ce choix ne répond pas aux besoins tout en développant les divisions anciennes et nouvelles.
Beaucoup d’observateurs l’ont souligné, l’Etat fait fausse route en stimulant le communautarisme et l’instance de dialogue ne peut rien proposer dans le domaine de la prévention de la radicalisation. Bien au contraire, elle la nourrit objectivement, car elle a peur d’une confrontation avec les islamistes et craint de se mettre en porte-à-faux avec les éléments les plus radicaux.
Tel l’Homo economicus, ces entrepreneurs sont mus par une rationalité purement économique ; leur intérêt, c’est le partage d’une rente théologique, en investissant des segments du marché religieux (l’abattage rituel, l’enseignement privé, le pèlerinage, la mode vestimentaire, les carrés musulmans dans les cimetières, etc.). D’expérience, l’on sait que les intérêts catégoriels se déploient toujours au nom de l’intérêt général.
En réunissant l’instance de dialogue dernièrement, l’Etat persiste et signe. Et au lieu de laisser la dite communauté s’organiser en tant que sphère privée, il se complait dans une perpétuelle intrusion dans des domaines qui ne sont pas censés le concerner.
Au demeurant, « la communauté n’a pas à être privilégiée sur les individus qui la composent ; faisons société au lieu de faire communauté », interpelle Laurent Bouvet.
Flatter un islam modéré qui joue le jeu par intérêt pour contrer un islam radical peut induire un effet inverse à celui escompté et ne sera d’aucune efficacité. Plutôt que le droit à la différence qui peut déboucher sur la différence des droits, les citoyens de confession musulmane ont besoin d’un droit à l’indifférence. Autrement dit, il s’agit d’une banalisation de l’islam.
Cette instrumentalisation politique du communautarisme à tous les échelons témoigne de l’aveuglement et de la tolérance stupéfiante des pouvoirs, pour reprendre les mots utilisés par le sénateur belge Alain Destexhe [3] à propos de son pays. Cela vaut assurément pour la France.
Ecoutons-le : « Les incidents, dérives, atteintes aux libertés et aux droits ont été niés, minimisés, relativisés, toujours mis sur le compte d’égarements individuels sans savoir qu’il s’agissait d’une lame de fond. De plus en plus, le vote musulman va constituer un enjeu électoral majeur ». Le communautarisme a produit Molenbeek. Et les Molenbeek sont légion en France.
C’est ce que dit Valérie Pécresse : « Dans certains quartiers, des élus ont préféré acheter la paix sociale avec du communautarisme. » Dès lors, faire reculer le communautarisme en restaurant la cohésion sociale semble être un enjeu fondamental, un défi majeur aussi.

Il ne faut pas oublier la parole d’Ibn Khaldoun : « Les arabes se sont entendus pour ne pas s’entendre » ; il en est certainement des musulmans.
L’individu existe en dehors de toutes ses appartenances ; c’est aussi cela la citoyenneté.

Khaled SLOUGUI,
président de l’association Turquoise Freedom, d’aide aux victimes de l’islam radical.

[3Alain DESTEXHE : « Pendant 20 ans , la Belgique a eu tout faux », Le Figaro, 23 mars 2016.


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