Revue de presse

L’affaire des foulards de Creil : "A les entendre, c’était nous les intolérants" (lexpress.fr , 17 sept. 19)

26 juillet 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Parmi ce qui restera de l’affaire de Creil : l’appel de cinq intellectuels qui exhortaient le ministre de l’Education à ne pas capituler. Ils reviennent sur cet évenement

Par Anne Rosencher.

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C’était avant les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux. On suivait alors "les actualités" au journal télévisé d’une Christine Ockrent à épaulettes et, en cet automne de 1989, un sujet avait pris des airs de controverse nationale : "l’affaire des foulards de Creil". Elle débute le 18 septembre, dans cette petite ville de l’Oise proche de Compiègne. Ernest Chénière, principal du collège public Gabriel-Havez, décide d’exclure trois jeunes filles de son établissement, car elles refusent depuis la rentrée de retirer leur foulard en classe. Les professeurs et le conseil d’administration du collège appuient la décision du chef d’établissement, mais Leïla et Fatima (alors en 4e) et Samira (en 3e), poussées par leurs familles, refusent d’obtempérer.

La querelle enfle, encouragée par la position mi-chèvre mi-chou du ministère de l’Education. Les représentants des principales religions, voyant une belle occasion de battre en brèche la loi de 1905 qu’ils ont plus ou moins bien digérée, dénoncent une décision d’intolérance et d’exclusion. Les politiques, surtout de gauche, et les associations antiracistes leur emboîtent le pas. Même la première dame, Danielle Mitterrand, s’en mêle, déclarant, le 20 octobre : "Si aujourd’hui, deux cents ans après la Révolution, la laïcité ne pouvait accueillir toutes les religions, c’est qu’il y aurait un recul."

Une réponse, comme en écho : "L’avenir dira si l’année du Bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine." C’est par cette phrase que commence la tribune de cinq intellectuels dans Le Nouvel Observateur daté du 2 novembre 1989, incipit d’une bataille pour la défense de la laïcité française, que ces cinq-là furent bien seuls à assurer en cet automne creillois. Trente ans plus tard, Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler ont accepté de revenir pour L’Express sur cette affaire et sur ce texte.

Si la genèse de l’idée est désormais un peu confuse, le souvenir de la séance de travail commune dans le bureau mansardé d’Elisabeth Badinter, lui, est vivace. "J’avais un de ces tracs ! revit Alain Finkielkraut. En quelques minutes, Régis Debray avait ciselé ses paragraphes, fluides et brillants. Moi, j’avais l’impression d’être un étudiant laborieux." Tout le monde finit, néanmoins, par accoucher de sa partie. Et l’assemblage paraît sous forme d’une double page qui fait grand fracas. "Qu’est-ce qu’on a pris, et surtout venant de la gauche, se souvient encore avec chagrin Elisabeth Badinter. A les entendre, c’était nous, les intolérants. »

A l’époque, les cinq hussards n’ont pas obtenu gain de cause, le ministre de l’Education, suivi par le Conseil d’Etat, ayant capitulé devant les collégiennes. Cependant – et on ne s’en souvient pas toujours –, les trois jeunes filles finirent par céder. Non devant la fermeté de « la République, qui ne reconnaît aucun culte », mais sur injonction du... roi du Maroc, Hassan II. « La majorité des femmes marocaines ne portent pas le voile. Je n’ai pas l’impression qu’en cela elles contreviennent aux commandements de l’islam » avait-il justifié, à L’Heure de vérité, sur Antenne 2. Une autre histoire, ici et ailleurs, commençait.
A. R."

Lire "L’affaire des foulards à l’école : "A les entendre, c’était nous les intolérants"".

Catherine Kintzler : "Il a fallu élucider le concept de laïcité, laissé jusqu’alors à une sorte d’évidence"

« Ce qu’on appelle “l’affaire du voile islamique au collège de Creil” est un symptôme de la mise en crise de la laïcité. Cette mise en crise a eu un effet salutaire : il a fallu élucider le concept de laïcité, laissé jusqu’alors à une sorte d’évidence irréfléchie et à des incantations inopérantes. En évitant une décision nette et nationale sur le port de signes religieux par les élèves au sein de l’école publique, Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale, entretient la confusion, renvoie chaque établissement à lui-même et accrédite l’idée d’une école sommée de se régler sur son extérieur. Danielle Mitterrand porta l’affaire à son point virulent. Invitée à se prononcer sur la question, elle affirme qu’il convient de respecter toutes les coutumes, quelles qu’elles soient. Dès lors, le procès de la laïcité à la française est ouvert devant le tribunal du multiculturalisme communautaire. La lettre ouverte à Lionel Jospin était d’abord une réponse argumentée à ces circonstances, lesquelles n’ont guère vieilli (abandon des professeurs par une institution oublieuse de sa mission, mise en procès des principes universalistes par le repli communautaire). Je suis fière d’y avoir participé et je n’y vois rien qui, trente ans plus tard, soit à corriger : aujourd’hui, chacun peut en mesurer l’ampleur et la clairvoyance. En portant le débat sur la nature de l’institution scolaire publique (les élèves sont-ils des “usagers” ?), sur le champ d’application de la laïcité, en dénonçant le piège du “droit à la différence”, en pointant l’assignation communautaire, en particulier des femmes et des jeunes filles, en refusant d’unifier abusivement “les musulmans” autour de principes ultraréactionnaires censés les représenter, il parcourt et noue rationnellement entre elles les questions qui ne cessent depuis de nous travailler au sujet de la nature et des fins de l’association politique. C’est un jalon historique parce que c’est un texte conceptuel. »

Lire "L’affaire des foulards de Creil : "Il a fallu élucider le concept de laïcité"".

Elisabeth Badinter : "La fermeté aurait fait jurisprudence"

"l’express Vous avez relu, trente ans plus tard, la tribune que vous aviez écrite pendant l’affaire des foulards de Creil. La signeriez-vous de nouveau ?

Je n’en regrette pas un seul mot. La situation nous semblait extrêmement grave. Nous avions le sentiment d’être devant un chantage inédit, et la conviction qu’y céder serait lourd de conséquences. Je crois, hélas, que nous ne nous trompions pas. Ce n’était pas rien de prétendre entrer avec des signes religieux ostentatoires dans une classe d’école publique ! Si cela marchait avec cet établissement, eh bien, c’était le signe que la voie était ouverte. Nous assistions au début des assauts de l’islam politique pour tester notre résistance. Et je suis convaincue aujourd’hui encore que, si on avait appliqué la loi telle qu’elle existait depuis 1905, ça se serait arrêté là. Il y aurait eu d’autres tentatives d’entrisme ailleurs, mais la fermeté aurait fait jurisprudence dans les esprits : on ne transige pas avec la loi de la République. D’autant plus que, derrière ces jeunes filles, évidemment instrumentalisées, des gens poussaient, testaient, provoquaient. On s’en souvient peumais, quelques semaines plus tard, c’est le roi du Maroc qui a mis fin à l’affaire. Il a dit : « Arrêtez ça », et tout le monde a accepté – les filles et leurs familles – qu’elles ôtent leur foulard en classe. Elles, ces petites Françaises grandies en France, ne se soumettaient pas à la loi de la République mais aux consignes du roi du Maroc.

Vous souvenez-vous des réactions qui ont accueilli la parution de la tribune ?

Elles furent très hostiles, notamment à gauche. Je me souviens du coup de téléphone d’une députée PS m’insultant : « Vous faites le jeu du Front national ! » Presque tout le monde – y compris le ministre de l’Education, Lionel Jospin, ou celui de la Culture, Jack Lang – trouvait qu’on était bien intolérants.

Le président François Mitterrand aussi. Et il vous l’a même dit explicitement...

Oui, c’était la semaine où est sorti Le Nouvel Observateur. Avec Robert, nous étions à Saint-Malo, et François Mitterrand est venu nous voir. Je me souviens bien de ce déjeuner : le président n’était pas content du tout. Il m’a dit : « Je ne sais pas ce que vous reprochez à ces jeunes filles, elles sont charmantes avec leur petit foulard. » C’est dire que pour lui non plus ce n’était pas important. Quant à la position de principe de Lionel Jospin devant l’Assemblée nationale – tenter de convaincre les filles d’ôter leur voile ou se résoudre à les laisser entrer –, qui fut ensuite entérinée par le Conseil d’Etat, c’était l’aveu d’une démission. On se soumettait à ces deux gamines. Il suffisait qu’elles disent non ; nous répondions : « Eh bien, entrez quand même. » Oui, j’ai vraiment eu le sentiment qu’on était désarmés, que la laïcité ne serait plus défendue. Dorénavant, c’était la religion d’abord.

Quand on se replonge dans l’affaire, on a le sentiment paradoxal que l’opinion a énormément évolué. Que l’idée laïque a été revitalisée depuis...

Mais parce que les prétentions de l’islamisme se sont répandues dans différents domaines : les hôpitaux, les crèches, les transports, les entreprises, etc. Les gens ont pris conscience –mais trop tard – que la laïcité nous protégeait et qu’il fallait la défendre contre l’imperium religieux intégriste, contraire à la cohésion nationale.

Vous sentez-vous plus ou moins seule qu’à l’époque sur ces questions-là ?

Je me sens moins seule car j’ai reçu beaucoup de messages d’anonymes et de personnes que je croise dans la rue... Depuis quelques années, je constate le soutien de femmes musulmanes laïques et séculières qui se battent, et qui sont un réconfort et un moteur puissant. Mais je me sens absolument trahie par une grande partie des médias et par les élus, tant ceux des cités que ceux de l’Assemblée nationale. Que de temps perdu depuis 1989 ! Avec l’arrivée des salafistes dans les banlieues à la fin des années 1990, on a assisté à la multiplication d’exigences extravagantes, allant toujours plus loin dans le séparatisme. Certaines gérantes de crèche m’ont rapporté avoir eu des requêtes du type : « Je ne veux pas que mon enfant mange à la même table qu’un enfant non musulman. » Ces requêtes, c’est la fin de notre modèle, la fin de l’universalisme. Aujourd’hui, on peut mesurer ce que nous a coûté la faiblesse face à des assauts qui pouvaient sembler « épisodiques », mais qui n’ont plus cessé de se répéter comme autant de diktats.

Propos recueillis par A. R.
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Régis Debray : "Une social-démocratie déposant les armes"

« Cet appel a bien vieilli et me semble tenir la route. Pas seulement parce qu’assez bien torché, malgré l’excessif du “Munich” (le cliché rituel du publiciste conservateur dès qu’une diplomatie ne traverse pas dans les clous). Mais essentiellement parce qu’il mettait en garde contre la série de reculs et de compromissions qui devait rendre inéluctable, plus tard, la loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles dans l’école publique (dont j’ai avancé le principe au sein de la commission Stasi). L’attitude évasive et tacticienne du gouvernement d’alors (1989), sans vision stratégique, portait atteinte aux capacités de résistance du monde scolaire face aux pressions communautaristes, et ne rendait pas service aux démocrates du Maghreb face à la poussée des mollahs. Exemple d’une socialdémocratie déposant les armes sur tous les plans, le laisser-faire laisser-passer sur un enjeu aussi symbolique n’était pas de bon augure. Pour boucler la boucle, si je puis dire, concernant la question du “voile”, je renvoie à La Laïcité au quotidien (Gallimard, coll. “Folio”, 2016), écrit par Didier Leschi et le soussigné, qui fait un point précis sur la déontologie à respecter dans le cadre d’une république laïque. »

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Alain Finkielkraut : "J’assume, mieux qu’en 1989, la particularité française"

"l’express Trente ans ont passé depuis l’affaire de Creil et la tribune que vous avez signée. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque ?

Alain Finkielkraut Il me faut d’abord rappeler le contexte. Après l’exclusion temporaire de trois élèves qui avaient refusé d’ôter leur foulard islamique en classe, la levée de boucliers a été spectaculaire : le grand recteur de la mosquée de Paris, l’archevêque de Paris, le porte-parole des protestants de France, le grand rabbin..., tous ont protesté d’une même voix et appelé à ne pas “faire la guerre aux adolescentes musulmanes”. Et les associations antiracistes se sont jointes au concert : elles voyaient dans cette décision la volonté d’exclure les jeunes filles, alors qu’il s’agissait d’exclure le voile des écoles. Pour ne rien arranger, le ministre de l’Education de l’époque, Lionel Jospin, prétendait, lui, qu’il fallait essayer de “convaincre ces jeunes filles et leurs parents”, mais que, faute d’y arriver, il fallait se résoudre à les accueillir. Autrement dit, négocier et, si la négociation échouait, capituler. C’est ce que nous avons écrit dans cette tribune. Nous avons été très attaqués, notamment dans la presse de gauche.

Qu’est-ce qui a changé depuis ?

A. F. D’abord, nous avons fini par avoir gain de cause. Pas à l’époque, mais en 2004. Fait intéressant : la loi sur les signes religieux dans l’école publique a été promulguée à la suite des conclusions de la commission Stasi, laquelle était a priori hostile à une interdiction. Mais ses membres ont finalement été convaincus par les témoignages recueillis, et notamment ceux de certaines jeunes filles, qui décrivaient l’école laïque comme un recours pour échapper à la pression familiale et communautaire. La loi a été votée, donc. Mais pour certains, les griefs restent intacts : toute la gauche radicale – d’une partie de la France insoumise aux Indigènes de la République – continue de penser que c’est une loi “islamophobe” – concept que je récuse car, sous ce nom, ce qui est censuré, c’est la liberté de pensée et de parole sur l’islam. Autre chose : cette loi n’est toujours pas comprise dans la plupart des autres pays occidentaux, qui y voient une loi “discriminatoire”, “indigne de la patrie des Droits de l’homme”. Je dois dire que, sur ce point, j’ai évolué : dans un premier temps, je me suis dit, et notamment au moment où j’ai signé ce texte, que nous seuls, Français, étions vraiment laïcs.

Vous ne le pensez plus ?

A. F. Force est de constater qu’il y a plusieurs façons de sortir de “la maison du père”. Nos détracteurs occidentaux ne disent pas que cette loi est sacrilège, qu’elle insulte Dieu. Ils disent qu’elle est liberticide. Ils invoquent la liberté de conscience, c’est-à-dire une autre forme de laïcité. Là où j’ai changé, c’est que je ne dis plus que nous, Français, sommes détenteurs de l’universel. J’assume, mieux qu’en 1989, notre particularité en tant que telle : c’est ainsi que nous concevons la laïcité et cela tient peut-être aussi à nos moeurs, à notre manière spécifique de traiter la question de la coexistence des sexes. En 1989, c’était un message à l’humanité que nous adressions. Je continue à le faire. Mais si une partie de l’humanité sécularisée choisit la voie du multiculturalisme, j’en prends acte. Simplement, la France a le droit et le devoir de rester elle-même.

Justement. La loi a été promulguée, mais on ne peut pas dire qu’elle ait freiné l’avancée du communautarisme. Certains pensent qu’on ne pourra pas revenir au modèle républicain universaliste, qu’il faut désormais réfléchir dans le cadre du communautarisme, qui s’est imposé comme nouveau paradigme...

A. F. C’est la thèse soutenue avec beaucoup talent par Pierre Manent dans Situation de la France : il veut signer une sorte de compromis avec l’islam. Je ne suis pas d’accord, car les femmes seraient les premières à en faire les frais. José Ortega y Gasset parle, dans La Révolte des masses, d’un droit à la continuité historique. La France doit absolument défendre ce droit, il est le plus fondamental des droits de l’homme. Bien sûr, il y a là un immense défi : comment intégrer une minorité quand, dans de plus en plus de communes, voire de départements et a fortiori d’écoles, cette minorité est devenue majoritaire ? Mais croire qu’on arrivera à contenir le communautarisme en lâchant du lest, cela me paraît chimérique et dangereux...

Propos recueillis par A. R."

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