Revue de presse

K. Daoud : "Rire du ciel ne le fait pas tomber [sur nos têtes]" (Le Point, 5 nov. 20)

Kamel Daoud, écrivain, journaliste. 6 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"L’argument est désormais public et redondant : « Oui, décapiter un enseignant est un crime, mais il ne fallait pas montrer ces caricatures. » Une autre variante : « Il ne fallait pas les provoquer. » En face, on a beau répéter ce droit à l’irrévérence, à la liberté, au dessin et rappeler que la France, depuis un siècle et quelque, s’est construite sur ce droit, cela ne « passe » pas. Il manque une séquence à l’argumentaire : comment expliquer que la caricature est un droit, un devoir ? Une tradition, un héritage mais aussi le butin culturel et politique de longues luttes passé dans l’histoire de la France ? Si l’on en arrive aujourd’hui à de la colère, sinon à l’argument de la fermeté face à l’excuse du fameux « oui, mais… », c’est que, quelque part, on a déjà perdu une bataille : celle de redéfinitions de la notion de liberté à oser, tenter, défendre, simplifiées pour qu’elles soient d’usage quotidien, scolaire.

Comment expliquer que dessiner une caricature insolente est important, symbolique et peut résumer le combat d’une décennie ou d’un siècle ? On peut bien sûr être tenté par le confort et se dire qu’il vaut mieux laisser à certains le champ libre de leurs croyances ou la propriété d’une confession. On y gagnera la paix douce du compromis et on évitera le meurtre. C’est une tentation au nom du raisonnable, mais elle est illusoire, sinon lâche.

D’abord, on le sait tous, encore plus quand on en a vécu le drame dans sa propre chair, dans son propre pays : lorsqu’on cède sur un dessin, on cède sur une première liberté. Puis sur une deuxième et une troisième. La Vérité, quand elle se prétend divine, est souvent totalitaire. Elle ne se contente jamais de la moitié. On cédera sur une première liberté et, quelque temps après, on se retrouvera à négocier une autre, plus importante. Du dessin, on passera au corps, au sexe, au visage, à la loi, au quartier puis à sa propre vie. Il se trouvera, toujours, sur ce chemin de la reculade un prêcheur pour expliquer que les dieux ne se contentent pas d’une offrande de corbeille de fruits, mais exigent le sang de l’homme ou de la vierge pour se calmer. Le but d’une vérité, quand elle se prétend plus importante que la vie, c’est de s’étendre et de s’imposer, de convertir, de se faire univers et universalité.

Le chroniqueur se souvient de l’argument d’un chef islamiste, il y a quelques années, en Algérie : « Les laïques, disait-il, ne doivent pas vouloir imposer leurs lois à l’Algérie, un pays musulman, car ils sont une minorité. » Toutefois, le même islamiste qui plaide la loi de la statistique et de la majorité pour soutenir le droit à l’islamisation d’un pays, sous le règne futur de son parti, soutient l’argument contraire : « L’Occident doit respecter le droit des minorités musulmanes chez lui. » Discussion close. Un dieu, lorsqu’il est un homme politique ou un courant, ne se contente jamais de la moitié.

Le droit à cette caricature-là, en France, aujourd’hui, peut alors paraître futile, secondaire, un peu trop chargé par le symbole et l’émotion, mais il n’en est rien. C’est le premier domino : il faut alors, lentement, expliquer l’importance de ce geste, son sens d’effet papillon, la ligne de frontière qu’il trace avec un simple crayon et une feuille. Répéter que si l’on cède sur un dessin, on cède sur le reste peu à peu. Mais aussi, rappeler que ce droit est une thérapie : celle de l’humilité, du rappel à la raison accessible, à l’humain : la caricature n’offense pas une vérité, sauf lorsqu’on croit qu’on l’a trouvée, et définitivement, et qu’elle est à soi et non aux autres. Dans le rire que le dessin propose, on retrouve sa propre mesure, on s’allège de l’au-delà et on retrouve l’humour essentiel à notre existence. Une vérité, c’est ce qu’on tente, pas ce qu’on croit avoir trouvé. Le rire a toujours été le contraire de la mort. Si on le pratique, le ciel ne nous tombera pas sur la tête."


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