Revue de presse

J. Julliard : « Pourquoi les intellectuels n’aiment pas la liberté » (Le Figaro, 1er juil. 19)

Jacques Julliard, historien, essayiste, éditorialiste ("Marianne", "Le Figaro"), ancien directeur d’études à l’EHESS, ancien syndicaliste. 2 octobre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"L’historien et essayiste examine la fascination de la grande majorité des intellectuels français pour les totalitarismes au XXe siècle et ses causes.

« Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires. » Si cette formule de George Orwell parue mardi 25 juin dans la rubrique « Entre guillemets » du Figaro a frappé tant de gens, c’est que, sur un ton calme, celui de l’évidence, elle énonce une vérité à contre-courant de tout ce que l’on entend affirmer à l’accoutumée. Il est bien connu que les intellectuels sont les champions inconditionnels de la démocratie, les paladins de la liberté…

À cela près que ce jugement flatteur est statistiquement faux, politiquement archifaux. Du moins au XXe siècle, celui des totalitarismes, dont parle justement Orwell. Jusqu’alors, c’est vrai, Voltaire et Montesquieu au XVIIIe siècle, Chateaubriand et Mme de Staël, Benjamin Constant et Tocqueville, Hugo et Lamartine, Proudhon et Péguy, Zola et Anatole France, pour ne citer que quelques-uns des plus célèbres intellectuels français de leur temps, ont été, toutes opinions confondues, les porte-parole éclatants de la liberté contre toutes les formes de dictature. Ce sont eux qui jusqu’à aujourd’hui ont valu à la remuante tribu sa flatteuse, trop flatteuse réputation.

Le tête-à-queue de l’intellectuel moderne

Car à partir de la Première Guerre mondiale, tout change : les intellectuels dans leur immense majorité deviennent les valets des puissants, et, pis que cela, les ministres serviles du culte de l’autorité. Les deux faces sinistres du totalitarisme, fascisme et communisme, se partagent équitablement les faveurs de presque tout ce qui compte en France dans le domaine de la littérature, de l’art, de la philosophie et même de la science. Si vous pensez que j’exagère, vous n’échapperez pas à une énumération sommaire.

Voici du côté du nazisme, et aussi de ce bassin de décantation qui y conduit, je veux dire le pétainisme, voici d’abord les quatre grands de la trahison : Brasillach, Drieu la Rochelle, Rebatet, Céline. Mais aussi la majeure partie de l’Académie française et les écrivains les plus réputés — je cite en vrac Giono, Jouhandeau, Chardonne, Pierre Benoît, Félicien Marceau, et bien entendu Charles Maurras. Sans parler des artistes, d’Alfred Cortot à Dunoyer de Segonzac. Et Colette, la charmante Colette, Giraudoux, le délicieux Giraudoux, Alain, grand professeur de morale républicaine, ne sont pas tout à fait blanc-bleu. Et le voyage d’un mois d’écrivains et d’artistes français en Allemagne nazie (octobre 1941) regroupait une bonne partie du gotha littéraire de la France d’alors.

Staliniens et compagnons de route

Quelques années plus tard, après la Libération, le vent a tourné et souffle désormais en direction de l’Est. Aragon, Eluard, Joliot-Curie, Picasso, voilà les quatre grands du stalinisme français qui chantent les louanges du génial Père des peuples, tandis que leurs homologues russes sont au Goulag. La liste serait longue en France des thuriféraires d’une des dictatures les plus absolues qu’ait connues le monde moderne. Auparavant, Aragon qui était encore dans sa période anarchiste, s’écriait, avec un sens très sûr de l’opportunité : « Feu sur Léon Blum […] Feu sur les ours savants de la social-démocratie. »

Mais le cas le plus incroyable, quand on y pense aujourd’hui, est celui de Sartre, l’écrivain le plus célèbre alors dans le monde. Mauvais romancier, dramaturge injouable, philosophe prolixe mais sans originalité, c’est un libertaire qui a encensé toutes les dictatures, une grande âme qui a justifié tous les massacres, pourvu qu’ils se réclament du socialisme, de Staline à Mao et à Castro. Son immense réputation a cautionné les régimes les plus abominables, à l’opposé de ses propres idées. C’est un imposteur de bonne foi qui a réservé sa sévérité, parfois sa rage aux régimes libéraux et qui a fait de l’affichage de la mauvaise conscience de l’écrivain l’alibi de son confort intellectuel. C’est bien le seul domaine où il a engendré des disciples jusqu’à nos jours.

Ils ont sauvé l’honneur

Qui donc en face ? Qui donc du côté de la liberté ? Seuls des individus isolés, en réaction contre l’imposture de l’intellectuel engagé. Albert Camus à gauche, Raymond Aron à droite, François Mauriac et le Bernanos d’après 1936 chez les chrétiens. Robert Desnos, chez les poètes, et, malgré les errements de ses débuts, André Breton. Et, bien entendu, cette pure icône de la liberté de l’esprit, Simone Weil ; dont la figure ne cesse de grandir, quand celles de tous les pleutres et les médiocres de droite et de gauche apparaissent enfin sous leur véritable jour.

C’est peu ; fort heureusement, chacun dans son ordre, ils furent parmi les meilleurs. C’est au passage une leçon à retenir : l’intellectuel ne saurait témoigner et agir au service de la liberté que s’il a le courage de choisir la solitude. Qu’il se mette à chasser en bande, et il devient le pire des sycophantes, le serviteur le plus méprisable du conformisme et de la raison d’État.

Depuis la Libération, tandis que la droite intellectuelle, dominante dans le passé, a eu du mal à se remettre de ses compromissions avec le nazisme, nous avons connu à gauche trois glaciations successives ; la première, la stalinienne, censée exalter l’avènement de la classe ouvrière, s’est mise au service d’une bureaucratie imbécile et sanglante ; la deuxième, la maoïste, retrouvait par des chemins étranges, incompatibles avec leur objet, la vieille aspiration chrétienne à « l’homme nouveau » ; quant à la troisième, l’islamiste, que nous subissons actuellement, elle présente, au prétexte de « religion des pauvres » l’image burlesque d’insoumis fascinés par celle-ci, l’islam, qui fait de la soumission totale à Dieu la valeur suprême de l’homme.

Voilà : je n’ai fait jusqu’ici que la paraphrase de la formule de George Orwell. Il le fallait, tant ces apôtres des puissances de l’esprit sur la matière que sont normalement les intellectuels sont prompts à plaider leur irresponsabilité, au nom de l’imprescriptible liberté de la pensée, chaque fois que leur « engagement » se traduit par des catastrophes et des crimes.

Ce double jeu est inacceptable : pourquoi donc le « dégagisme » qui s’exerce si impitoyablement sur les politiques épargne-t-il systématiquement les intellectuels ? Le talent n’est pas une excuse, mais une circonstance aggravante.

Utiliser les prestiges de la plume pour cautionner la barbarie n’est pas le plus petit des crimes de guerre. On peut, comme en usait de Gaulle, admirer des écrivains et les faire fusiller quand ils s’étaient par leurs écrits, rendus coresponsables de ces crimes.

Mon propos est ici plus modeste : il est de tenter de comprendre pourquoi les intellectuels se sont au XXe siècle révélés en majorité comme des ennemis de la liberté et des complices des tyrans.

La première des raisons, c’est leur intérêt de classe. Depuis Platon, les intellectuels, à défaut d’exercer eux-mêmes le pouvoir, ont compris que le plus court chemin vers celui-ci, est de se comporter en conseillers du Prince plutôt qu’en apôtres de la liberté. Il y a plus à gagner à se faire le familier d’un tyran que le tribun du peuple. Dans un livre trop peu connu, Jan Waclav Makhaïski [1], qui fut à la fois témoin et acteur de la révolution de 1917 a expliqué, bien avant Djilas (La Nouvelle Classe) que le socialisme prolétarien avait été conçu, non comme le régime de la classe ouvrière, mais comme celui des intellectuels eux-mêmes ; leur régime de classe à proprement parler.

La seconde raison, plus honorable, c’est la préférence des professionnels de la pensée pour l’ordre introduit par la raison, plutôt que le désordre inhérent au réel. Rien ne saurait mieux les caractériser que le fameux propos du plus génial, mais aussi parfois du plus caricatural d’entre eux, je veux dire Jean-Jacques Rousseau, en tête du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne répondent point à la question. » Ce que Xavier Gorce, aujourd’hui le meilleur dessinateur de presse français, a traduit de façon extrêmement drôle. Il fait dire à l’un de ses manchots : « Les faits sont complètement démentis par mon opinion. »

L’inversion du rapport entre le réel et le rationnel est la caractéristique majeure du discours intellectuel. Tocqueville, dans L’Ancien Régime et la Révolution, y a vu l’une des causes mêmes de la Révolution et du rôle majeur qu’y ont joué les intellectuels. « En voyant tant d’institutions irrégulières et bizarres, ils prenaient en dégoût les choses anciennes et la tradition, et ils étaient naturellement conduits à vouloir rebâtir la société de leur temps d’après un plan entièrement nouveau, que chacun d’eux traçait à la seule lumière de sa raison. » (Livre III, chapitre I). Substituer le rationnel au réel est la grande passion des intellectuels, quitte à faire appel au plus pur despotisme pour y parvenir.

Ainsi s’explique chez beaucoup d’entre eux, d’extrême droite comme d’extrême gauche, la préférence pour la violence. Par rapport à une réalité toujours ambiguë, toujours fuyante, toujours décevante, la violence n’est pas seulement, comme le pensait Marx, l’instrument de passage de la société ancienne à la nouvelle. C’est le moment magique qui d’un coup de baguette surmonte les résistances du réel et abolit provisoirement les pesanteurs sociologiques. La violence est l’opérateur du désir, une force de vie, une puissance régénératrice. Brasillach voit en elle « la poésie même du XXe siècle » ; elle est symbolisée par le « fascisme immense et rouge », qui partage avec le communisme une charge imaginative, qui fait peu de cas de l’Histoire proprement dite. Peu importe du reste le sang versé. Sartre de son côté, dans un entretien pour Actuel (février 1973) déclare à Michel-Antoine Burnier : « Les révolutionnaires de 1793 n’ont probablement pas assez tué » servant « inconsciemment un retour à l’ordre, puis la Restauration » Pas moins !
Je me souviens encore du petit vieillard que j’ai vu parfois arriver à la Coupole pour prendre son déjeuner en charentaises. Comment l’imaginer en insatiable buveur de sang, suggérant que la fin de la guillotine c’est le début de la réaction !

Que de pharisaïsme chez ces champions de l’authenticité ! Et que dire de la rage antisémite de l’anticonformiste Céline qui s’abîme dans beaucoup de lâcheté à la Libération ! Drieu, au moins, avait du panache. Tant d’inepties chez des êtres intelligents et sensibles ! Un tel paradoxe doit nous alerter.

La confusion des ordres, péché majeur

Je n’y vois qu’une explication : la confusion des ordres pascaliens. En distinguant l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit, l’ordre de la charité, ou, en termes plus contemporains, le pouvoir temporel, l’activité intellectuelle, l’ouverture à Dieu, Pascal a non seulement posé les bases de la laïcité, mais aussi celles de la démocratie tout entière : « La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre » c’est-à-dire : « Vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir par une autre. »

Si Archimède prétend faire la guerre par la force de ses théorèmes, ou si Alexandre prétend faire progresser la géométrie à la pointe de son épée, l’un et l’autre commettent un péché mortel contre l’ordre du monde. C’est ce péché que commettent les intellectuels avec cette notion inutile et trompeuse « d’engagement » qui sous-entend que les professionnels de la pensée se mettent aux ordres de ceux de la politique. Il suffit bien, comme le dit encore Pascal, de constater que de toute façon « nous sommes embarqués ». Les intellectuels modernes n’ont que trop prétendu sortir de leur ordre et prétendre changer le monde. À ce jeu, ils se sont discrédités, et ont largement contribué à son malheur. Ils nous seraient beaucoup plus utiles, si de nouveau, ils essayaient
un peu de le comprendre.

P.-S. : Poutine et la France

Je ne suis pas sûr que les médias français aient accordé toute l’attention qu’elle méritait à l’interview que Poutine a donnée vendredi dernier au Financial Times. D’abord un hommage appuyé à Jacques Chirac. Pierre le Grand étant mort, c’est parmi ses homologues contemporains, celui qui l’a le plus frappé : un véritable intellectuel, un homme sage, très intéressant, ferme sur ses idées et respectant celles des autres. Tout cela confié à un journal anglais ! Ensuite une vive critique de l’idée libérale qui paraît dépassée parce que, sur la question des immigrés, elle est entrée en conflit avec les intérêts de la grande majorité de la population. C’est un jugement contestable, mais Poutine appuie là où ça fait mal : la réduction opérée actuellement par la gauche, de la grande philosophie libérale des droits de l’homme et du citoyen à la seule question des droits individuels et de la philanthropie. J’ai bien l’intention d’y revenir plus longuement."

Lire "Jacques Julliard : « Pourquoi les intellectuels n’aiment pas la liberté »".

[1Le Socialisme des intellectuels, textes choisis, traduits et présentés par Alexandre Skirda Seuil, « Point Politique », 1979.



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