Revue de presse

Jacques Julliard : « L’affaire Olivier Duhamel : une bombe à fragmentation » (Le Figaro, 1er fév. 21)

Jacques Julliard, historien, essayiste, éditorialiste ("Marianne", "Le Figaro"), ancien directeur d’études à l’EHESS. 1er février 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Voler, en pleine pandémie, la vedette au coronavirus, ne fût-ce que quelques jours, relève d’un véritable exploit médiatique. C’est celui qu’ont accompli les 6 et 7 janvier derniers Le Monde et L’Obs, en accompagnant la sortie, tenue secrète jusqu’au bout, du livre de Camille Kouchner révélant le passé incestueux d’Olivier Duhamel, célèbre professeur de droit parisien. L’auteur du livre étant, comme cela était précisé, la compagne du président du directoire du groupe Le Monde, Louis Dreyfus, les enquêteurs n’ont pas eu à chercher bien loin pour remonter aux sources de cette information en forme de bombe.

Une bombe à fragmentation ! D’emblée, comme décor de cette affaire d’inceste, c’est le petit monde de Sanary-sur-Mer, ou plutôt, comme aime à dire Olivier Duhamel lui-même « la grande famille » (« la familia grande ») qui se trouve éclaboussée. Dans la vaste propriété héritée de Jacques Duhamel, ancien ministre de Georges Pompidou, et de Colette son épouse, se retrouve l’été toute une intelligentsia de gauche, où l’on se réclame, selon les moments, du castrisme ou du rocardisme, dans une grande liberté de mœurs qui s’étend jusqu’aux enfants.

À quoi s’ajoute la personnalité d’Olivier Duhamel. C’est tout le passé de la gauche caviar et même celui de Mai 68 qui se trouvent impliqués, et aussi un certain nombre d’institutions comme la Fondation nationale des sciences politiques qu’il préside, et ce club de rencontres au carrefour des affaires et de la politique qui se nomme Le Siècle, qu’il préside aussi. Ses intimes, comme Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, Marc Guillaume, ancien secrétaire général du gouvernement et préfet d’Île-de-France ou encore l’avocat Jean Veil qui sont aujourd’hui dans l’œil du cyclone.

C’est une mèche le long de laquelle le feu se propage à toute vitesse. La familia grande, le livre de Camille Kouchner, révèle que lorsque son père Bernard apprend qu’Olivier Duhamel s’en est pris durant plusieurs années à l’un des fils qu’il a eus avec Évelyne Pisier, son réflexe est d’aller lui « péter la gueule »… Ce que finalement, à la demande des intéressés, il ne fera pas. Mais les historiens du passé récent vont exhumer une certaine pétition de novembre 1977, demandant la dépénalisation de la pédophilie, lancée par Gabriel Matzneff, publiée successivement dans Le Monde et Libération, et signée par presque toute l’intelligentsia parisienne de Sartre à Simone de Beauvoir, de Louis Aragon à Roland Barthes, de Jack Lang à André Glucksmann, jusqu’à un certain… Bernard Kouchner !

Certes, toute pédophilie n’est pas incestueuse, mais la majorité des incestes relève de la pédophilie. Scandale. Comme les temps changent !

Car le feu continue de courir le long de la mèche… Alain Finkielkraut, qui adore se mettre dans des situations difficiles, tente, tout en condamnant d’emblée la pédophilie, de s’interroger sur la notion de consentement en fonction de l’âge des mineurs. Nouveau scandale dans les réseaux sociaux. N’écoutant que son courage, LCI qui vient déjà de perdre en la personne d’Olivier Duhamel l’un de ses chroniqueurs, débarque sans phrases le malheureux Finkielkraut et supprime même l’accès en ligne à son intervention, dans son intégralité.

Nous cinglons, toutes voiles dehors vers les eaux glacées de l’ordre moral, cette forme populiste du totalitarisme
Décidément, les patrons de presse aujourd’hui se souviennent un peu trop qu’ils sont des patrons, quitte à oublier qu’ils sont de la presse. Il faudra se contenter de la condamnation sans connaître les attendus, non plus que le plaidoyer de la défense. La tribune où Finkielkraut présente sa défense est refusée par tous les quotidiens nationaux. Nous cinglons, toutes voiles dehors vers les eaux glacées de l’ordre moral, cette forme populiste du totalitarisme. Finkie ne doit qu’au courage intellectuel de la directrice de France Culture, Sandrine Treiner, de conserver sa célèbre émission « Répliques » : la meute hurlante des réseaux sociaux était à ses trousses. L’abominable « loi des suspects » (17 septembre 1793), inspirée par Robespierre, qui met en état d’arrestation des catégories entières de citoyens sur la simple présomption d’attachement à la tyrannie ou au fédéralisme, cette loi n’a jamais été tout à fait abolie, elle trotte encore dans les têtes.

La flamme court toujours le long de la mèche. Dans un dessin hilarant de Xavier Gorce, l’un des meilleurs crayons de l’hexagone, publié dans la Newsletter du Monde (19 janvier) on voyait un mignon bébé pingouin interroger : « Si j’ai été abusé parle demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? » Nouveau déchaînement des réseaux sociaux : les transgenres se déclarent offensés. Ou plutôt les plus bruyants d’entre eux, car il n’y a aucune raison d’imaginer que les transgenres sont plus obtus que le reste de la population !

Comme LCI dans l’affaire Finkielkraut, Le Monde s’incline immédiatement.

À la trappe donc, Xavier Gorce ! Et cela malgré le soutien de Plantu qui déclarera un peu plus tard le dessin de son confrère « génial ». Dans le style inimitable qui est le sien depuis ses origines, Le Monde désavoue son collaborateur, et s’y prend à trois fois pour souligner qu’il n’a pas censuré le dessin - de quoi satisfaire les partisans de la liberté - tout en regrettant de ne l’avoir pas fait - de quoi contenter les braillards des réseaux sociaux. Du grand art !

Et maintenant quelques conclusions

L’affaire Duhamel est, pour employer les termes de Marcel Mauss, « un fait social total », c’est-à-dire qu’elle met en branle un nombre considérable d’institutions ou de manières de penser d’une société, en l’occurrence la nôtre. Je veux retenir trois aspects, par rang d’importance croissant : dans l’ordre politique, la fin de la gauche caviar ; dans l’ordre éthique, la naissance d’un nouvel ordre moral ; dans l’ordre anthropologique, une forme de résistance de la nature aux furieux assauts de la culture.

La fin de la gauche caviar

La gauche caviar (en allemand « Toskana Fraction », en anglais, « Champagne Socialist », etc.) désigne cette partie « moderne » de la bourgeoisie qui a les idées à gauche et le portefeuille à droite ; qui se réclame du progrès, mais qui vit dans un entre-soi très parisien ; qui s’efforce de démentir l’idée marxiste que les individus et les groupes sociaux ont les idées qui correspondent à leurs revenus. Des gens qui, selon une formule bienvenue, jouent L’Internationale sur un piano à queue. Dans l’idée de dépasser les déterminismes sociaux grâce à la générosité de la pensée, il n’y a certes rien de condamnable. En se réclamant, comme l’a souvent montré Jean-Claude Michéa, du double héritage de Mai 68 et du libéralisme économique, la gauche caviar, qui recrute dans les milieux intellectuels aisés, a contribué à la libération de la société.

Mais aujourd’hui, elle est profondément nuisible. C’est elle, à travers par exemple le think-tank Terra Nova, qui a orchestré la dissociation de la gauche et du mouvement social, au profit d’un tête-à-tête mortifère entre les élites mondialisées et l’immigration érigée en prolétariat de rechange. Ce faisant, la gauche caviar a contraint la gauche tout entière à vivre dans l’imposture et donné le signal de la reconversion de la classe ouvrière en armée de réserve de l’extrême droite. Soupçonnée d’être raciste et nationaliste, cette classe ouvrière est abandonnée, pour le plus grand profit du lepénisme. Il est plutôt comique de dénoncer le populisme quand on fait tout pour le faire prospérer.

Ajoutons que la gauche caviar s’est faite la championne de la liberté des mœurs jusqu’aux limites que représente aujourd’hui l’affaire Duhamel, et que ce libéralisme moral la différencie profondément des couches populaires. En d’autres termes, il ne suffit pas de développer dans l’abstrait des idées générales et généreuses pour être réformiste, pas plus que de coucher avec Fidel Castro pour être vraiment révolutionnaire.

Le nouvel ordre moral

C’est le maréchal de Mac-Mahon, président de la République, qui lors de la formation du ministère Albert de Broglie d’union des droites, invente la formule de l’ordre moral : « Avec l’aide de Dieu, le dévouement de notre armée qui sera toujours l’esclave de la loi, l’appui de tous les honnêtes gens, nous continuerons l’œuvre de la libération du territoire et le rétablissement de l’ordre moral de notre pays » (28 avril 1875).

Depuis, celui-ci désigne toute politique conservatrice qui prétend substituer à l’ordre défini par la loi un ordre se réclamant de la morale des gens ordinaires. Aujourd’hui, la perte de confiance de la population à l’égard des élites politiques favorise l’institution d’un quotidien fondé sur l’indignation et la recherche du coupable, en vue de son passage à tabac, au moins sur les réseaux sociaux. Comme si, à l’ordre légal reposant sur la loi se substituait insensiblement une mentalité fondée sur le ressentiment qui ne connaît pas d’autre loi que la loi de Lynch.

L’esprit contemporain ne supporte pas l’existence de problèmes sans solution, ni de catastrophes sans responsables. Longtemps le temps qu’il fait était accepté comme la forme la plus banale de la fatalité. Aujourd’hui, l’opinion publique a trouvé le plus formidable des procureurs dans l’écologie, venue à point nommé succéder aux systèmes de causalités un peu fatigués de jadis, le marxisme et la psychanalyse. Désormais, ce n’est plus la faute à Mammon, non plus qu’à celle d’Œdipe, c’est la faute à la pollution. L’écologie n’est plus la science des rapports de l’homme avec son milieu naturel, mais une doctrine de salut fondée sur l’éradication du mal. Ajoutez à cela que les médias, et avec eux les réseaux sociaux et la grande plaie que constitue l’anonymat, privilégient systématiquement l’émotion sur la raison, et vous aurez le tableau achevé du monde moderne, un gigantesque jury d’assises composé de la population tout entière, qui siège nuit et jour pour traquer le mal ou plutôt le malfaiteur, afin de ramener l’univers à son innocence primitive.

On ne discute plus avec le contrevenant, on l’extermine. On a vu plus haut avec les exemples de Finkielkraut et de Xavier Gorce, fonctionner une véritable loi des suspects où toute discussion, toute interrogation, toute considération sur les circonstances est immédiatement assimilée à une complicité avec l’accusé. Il n’y a rien de plus contraire à la démocratie que la dictature de la populace.

Une révolution anthropologique

Voici enfin l’événement majeur, celui que j’ai gardé pour la fin, et qui semble contredire ce que je viens d’écrire contre l’ordre moral : la naissance d’une nouvelle moralité publique qui s’élabore en marge des lois grâce à un travail de la société sur elle-même. Ces véritables happenings qui sont en train de modifier radicalement les mentalités, à propos du viol,de la pédophilie, de l’inceste, autrement dit les mouvements #MeToo, personne ne les avait programmés. Non qu’ils contredisent les lois existantes, mais ils exigent qu’on prenne celles-ci au sérieux, et qu’on les applique systématiquement. « Une révolution, dit Péguy, est l’appel d’une tradition moins parfaite à une tradition plus parfaite (…) un reculement de tradition, un dépassement en profondeur (…) au sens littéral du mot, une ressource. » Les progrès de la conscience collective sont faits de bonds en avant soudains, avec au départ le cri de non conformistes à forte personnalité. Dans le cas présent, ils sont accoucheurs, non de normes nouvelles, mais de pratiques nouvelles, à propos de crimes que la société tolérait en silence depuis des éternités.

Que près d’un adulte sur dix déclare aujourd’hui avoir été victime de violences sexuelles dans son enfance est proprement effarant. Qu’un député, Bernard Questel, qui comme législateur dispose des procédures juridiques normales, se décide à son tour, pour plus d’efficacité, à une sorte de « coming out », est en soi une défaite des mécanismes de la démocratie. Instituer une limite d’âge pour le consentement ne change rien : « L’inceste n’a pas d’âge ! » s’écrie Christine Angot sur France Inter, parce que la domination de l’homme sur l’homme n’a pas d’âge non plus. Le rappel à la loi que constituent de tels cris de détresse est en soi une véritable révolution anthropologique.

Mesurons le chemin parcouru. En 1968, nous étions sommés de convenir, à partir d’une citation hâtivement interprétée de Freud, que l’enfant est un « pervers polymorphe ». On voit la conséquence : si l’enfant est un séducteur, pourquoi n’aurait-on pas le droit de le séduire à son tour ? C’était la porte ouverte à toutes les dérives pédophiles. Un demi-siècle plus tard, l’enfant a retrouvé dans la conscience collective son innocence, et par là même son inviolabilité.

Quant à moi, s’agissant de l’enfance, mon anthropologie tient tout entière dans cette citation de Bernanos, tirée des Grands Cimetières sous la lune : « Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus. »

Conclusion : Nature et Culture

Nous vivons actuellement une étrange étape dans le parcours de la civilisation. Toute civilisation repose en effet sur le dépassement du donné parle construit, de la nature par la culture. Longtemps, jusqu’au début du XXe siècle, ce dépassement a été considéré comme toujours bienfaisant.

Or aujourd’hui, l’idée de progrès, qui résume cette philosophie, est en crise. Le progrès matériel continue plus que jamais. Mais l’idée philosophique de progrès qui porte sur la nature même de l’homme est sur la sellette. L’originalité de la période, c’est que nature et culture sont toutes deux à l’offensive. Ainsi, les théories du genre, qui visent à se substituer à la réalité physique des sexes, constituent une tentative pour introduire une part de libre arbitre là où le donné naturel régnait sans partage : avantage à la culture.

Mais inversement l’écologie, qui est le plus grand retour à la nature que l’on ait connu depuis le XVIIIe siècle, est en pleine croissance : avantage donc à la nature. Il en va de même des théories « racialistes », qui tendent à renforcer, sous prétexte de les mieux contester, le caractère discriminant de la couleur de la peau ou des prétendues races humaines. Le violent sursaut contre la pédophilie, et à plus forte raison contre l’inceste, va dans le même sens : le libre arbitre n’a pas tous les droits ; la nature, même recouverte par les couches successives de la culture, subsiste bel et bien. Elle a des droits imprescriptibles. Peut-être, à la lumière de ce qui se passe, faudra-t-il revoir notre concept un peu naïf de civilisation, et rechercher non le progrès irrésistible de la culture sur la nature, mais un équilibre. Le processus d’hominisation ne consiste pas dans un assaut permanent, prométhéen, contre la nature, mais dans l’intériorisation des rôles sociaux qui font de nous des personnes à part entière.

Reste une contradiction : que le même mouvement relève à la fois de l’ordre moral et de la révolution anthropologique. Les faits sociaux sont rarement simples. Mais quand la réalité est contradictoire, bien fou est qui refuserait d’en prendre son parti."

Lire "Jacques Julliard : « L’affaire Olivier Duhamel : une bombe à fragmentation »".



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