Revue de presse

J. Sainte-Marie : « Pourquoi la Nupes ne représente pas le “bloc populaire” dont elle se revendique » (lefigaro.fr , 7 juin 22)

Jérôme Sainte-Marie, politologue, sondeur et essayiste, auteur de "Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée" (Cerf, 2021). 10 juin 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"[...] Une telle ambition paraît d’autant moins fondée qu’à la division concrète du vote populaire s’ajoute un projet idéologique assumant sa fragmentation, via le thème de la créolisation. Dès lors, la réalité de la Nupes s’apparente à un cartel électoral visant d’abord l’affirmation politique d’un univers socioculturel : celui des petits-bourgeois.

La notion de bloc renvoie à deux notions bien différentes. Il peut s’agir d’une formule politicienne, notamment dans un cadre parlementaire, comme il y eut un « bloc des gauches » anticlérical à l’orée du XXe siècle ou un « bloc national », de droite, juste après la Première Guerre mondiale. Derrière le substantif minéral se cache une réalité labile, celle d’accords partisans autour d’une opportunité électorale. C’est là le sens le plus commun, et l’adjectif populaire ne serait alors qu’une manière inoffensive de réveiller la mémoire souvent mythifiée du Front populaire.

Tout autre chose serait le bloc populaire dans le sens que donnait le théoricien italien Antonio Gramsci à la notion de bloc historique, rencontre d’une volonté politique organisée, d’une idéologie unificatrice et d’une base constituée de plusieurs classes sociales dominée par une fraction d’entre elles. Au début des années 1970, une telle formule a pu voir le jour sous la direction des classes moyennes salariées du secteur public et sous le nom d’« union de la gauche ». Que la Nupes puisse représenter un bloc populaire se heurte d’emblée à une difficulté majeure, celle de l’orientation du vote des ouvriers et des employés. Si un quart d’entre eux ont choisi Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle, 36 % se sont portés vers Marine Le Pen. Au tour décisif, ils ont le plus souvent désobéi aux injonctions de La France insoumise et ont voté pour la candidate soutenue par le Rassemblement national.

Il serait possible de ne voir dans la consigne d’entre-deux-tours donnée par Mélenchon que la traduction d’une concurrence naturelle pour prendre la direction politique des classes populaires s’il ne prônait désormais - la chose est assez récente - une idéologie que l’on peut résumer sous les termes de wokisme ou d’intersectionnalité. La position sociale y est placée sur le même plan que le genre, l’appartenance religieuse ou l’apparence ethnique et ne constitue plus qu’une identité parmi d’autres. Contrairement à ce qui s’écrit parfois, il s’agit d’une parfaite négation du marxisme, dont sont issus nombre des cadres les plus anciens de La France insoumise.

En se réjouissant de la nomination au ministère de l’Éducation nationale de Pap Ndiaye, éminent représentant de cette pensée d’importation américaine, Mélenchon, Corbière ou Coquerel ont envoyé un message d’une grande portée idéologique. Désormais, La France insoumise assume la division des catégories populaires selon des lignes de fracture ethnique ou religieuse et même la revendique. Il s’agit là, si l’on s’inscrit dans la vision du monde des Insoumis eux-mêmes, d’un formidable cadeau aux catégories dominantes. En troquant l’assimilation pour la créolisation comme visée sociale, Mélenchon et ses fidèles renoncent à toute ambition de constituer un bloc populaire. Certes, la Nupes capte les attentes concrètes de la fonction publique, de travailleurs précarisés de la société de services et, on l’a vu, de nombreux ouvriers et employés. Pour autant, elle n’échappe pas à une certaine réalité sociologique dans sa fraction dirigeante.

Un retour dans le passé proche permet d’esquisser celle-ci. Le 19 mars 2010, interrogé par un journaliste sur l’hypothétique réouverture des maisons closes, Jean-Luc Mélenchon balayait la question en invoquant avec le plus grand mépris « le refoulé politique de la petite-bourgeoisie ». On n’imagine plus une telle déclaration, dès lors que La France insoumise s’est ralliée à la pensée intersectionnelle et à son culte des enjeux sociétaux, aussi ténus soient-ils. Une telle saillie serait d’autant plus improbable que la petite-bourgeoisie constitue le terreau de la Nupes, celui dont elle tire ses cadres et sa vision du monde. Ces catégories sociales intermédiaires vaguement déclassées ont un fief, le 11e arrondissement de Paris, au bord du canal Saint-Martin, où, le 10 avril dernier, Jean-Luc Mélenchon a obtenu 36 % des suffrages exprimés, Emmanuel Macron 33 % et Marine Le Pen 4 %. L’expression de petite-bourgeoisie renvoie moins à une position précise qu’à un rapport social et, partant, à une mentalité.

Pour simplifier, disons que l’on y chérit le rassemblement bavard et impuissant que fut Nuit debout et que l’on s’y défie du mouvement des « gilets jaunes » première manière, lorsqu’il mobilisait le petit peuple industrieux de la France périphérique. Souvent détentrice de titres scolaires, dont elle pressent la fragilité, cette petite-bourgeoisie urbaine se distingue aussi bien de la classe managériale que de l’univers des propriétaires profitant de la manne immobilière. À tout point de vue, elle se trouve dans une situation ambivalente, aspirant à une aisance bourgeoise sans le plus souvent y parvenir, d’où frustration et ressentiment. Dès lors, l’intérêt de ses représentants pour la condition populaire a pour principal objet d’intenter un procès permanent à une société qui ne reconnaîtrait pas suffisamment leurs mérites supposés. Il ne s’agit guère d’une identification à l’univers des ouvriers, des employés et des petits indépendants, dont le petit-bourgeois contemporain fustige les valeurs, les pratiques culturelles et le vote.

Lors du second tour de l’élection présidentielle, si les classes populaires ont massivement choisi Marine Le Pen, la petite-bourgeoisie, qui avait préféré Yannick Jadot ou Anne Hidalgo au premier tour, s’est largement reportée sur Emmanuel Macron, ainsi que 42 % des électeurs de Mélenchon. La figure du migrant est alors bienvenue pour se maintenir dans une attitude critique à l’égard de l’ordre social sans risquer cependant de le contester véritablement. Et puisque la petite-bourgeoisie vit dans l’ambiguïté de sa situation sociale, elle sublime ses contradictions dans l’abstraction morale. Pour cela, elle a un mot bien commode dans sa plasticité historique : la gauche."

Lire "Jérôme Sainte-Marie : « Pourquoi la Nupes ne représente pas le “bloc populaire” dont elle se revendique »".


Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), La gauche et les classes populaires (note du CLR).


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