Revue de presse

J.-P. Le Goff : « Le mythe Johnny, entre nostalgie des Trente Glorieuses et sacralisation du rebelle » (lefigaro.fr/vox , 6 déc. 17)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue. 12 décembre 2017

"[...] Cette mythologie combine une forte nostalgie pour les années de sa folle jeunesse pour une partie de la population mais aussi pour la France d’avant la crise, celle des années 1960 et de la dynamique des Trente Glorieuses, à laquelle s’ajoute l’image du rockeur, perpétuel rebelle, qui est devenu l’un des traits marquants de la culture des sociétés démocratiques. Johnny Hallyday est l’incarnation nationale d’une culture rock qui transcende les âges et les catégories sociales. En ce sens, on pourrait dire qu’il est un facteur d’unité nationale, que l’on apprécie ou non ses interprétations. ll n’en a pas toujours été ainsi. Quand Johnny Hallyday est apparu sur scène à la fin des années 1950 et au début des années 1960, il a suscité critiques et indignation d’une partie de la population, des journalistes et des intellectuels… [...]

Dans les années 1960, Johnny Hallyday, comme les chanteurs rock, va vite se trouver intégré dans la nouvelle société spectaculaire et marchande. Des chanteurs de la vague yé-yé participeront à la promotion de marques de chaussettes, de chemises, d’eau de toilette, de voitures… Malgré quelques réticences, ils l’acceptent parce que leur promotion est à ce prix. À leur façon, ils incarnent et accompagnent une certaine insouciance et euphorie qui va de pair avec le développement de la société de la consommation et des loisirs de masse. [...]

Ses chansons et sa musique ont évolué en qualité grâce à des paroliers et des musiciens talentueux, un professionnalisme hors pair, une capacité de mise en scène grandiose et des chansons ayant des aspects plus sombres, tout en maintenant le potentiel de colère et de dynamisme de la musique rock. Cet ingrédient a su épouser le nouvel air du temps où l’émotionnel et le fusionnel des grands rassemblements constituent un moment de catharsis qui s’intègre au fonctionnement des sociétés modernes comme le contrepoint de l’individualisme et de l’affairement. [..]

Johnny Hallyday offre un miroir dans lequel nombreux sont ceux qui peuvent retrouver comme une image d’eux-mêmes, la face enfouie du perpétuel rebelle adolescent qui resurgit dans sa musique et ses chansons. Dans les sociétés démocratiques modernes, l’adolescence n’est plus seulement considérée comme une classe d’âge transitoire - qui au demeurant ne cesse de s’allonger avec le développement du chômage des jeunes et les difficultés pour se loger. Elle a été valorisée comme telle et a été progressivement érigée en nouveau modèle social de comportement des temps modernes. De ce point de vue, les « sixties » sont des années charnières où les « baby-boomers » deviennent les figures emblématiques de la jeunesse en rupture avec les traditions de l’ancien monde. La France voit arriver des générations qui n’ont pas connu la guerre et les privations. Celles-ci ont été élevées et éduquées dans une nouvelle société consumériste où les grands médias et les loisirs modernes se développent.

N’oublions pas que le fameux discours de Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin en 1964 est prononcé en pleine vague du rock et du yé-yé. Dans cette société nouvelle, les idéaux collectifs et les grandes causes du passé marqués par les sacrifices, les privations et les guerres s’érodent au profit de la montée d’une « civilisation des loisirs » où le bonheur individuel, l’hédonisme semblent l’emporter. Le nouveau type d’individu qui s’affirme a tous les traits d’un adolescent qui entend pleinement profiter de la vie et veut faire sauter tous les obstacles à son plein épanouissement.

La jeunesse « dans le vent » devient l’âge d’or de la condition humaine, jeunesse à l’aune de laquelle la maturité, l’âge mûr sont considérés comme des âges de « vieux croulants ». Les amours adolescentes, avec leur recherche fusionnelle et leur papillonnage vont s’affirmer comme un nouveau modèle du rapport entre les sexes, avec son lot de ruptures et de déchirements. L’adolescence n’a plus d’âge. On peut continuer de rouler en Harley Davidson, pour ceux qui en ont les moyens, jusqu’à un âge avancé, s’habiller en cuir et jouer les mauvais garçons, changer de « partenaires » plusieurs fois dans sa vie et rêver d’être un éternel Rimbaud, l’avenir se doit d’être ouvert sur tous les possibles jusqu’au dernier moment… Telle me paraît être l’une des caractéristiques de la culture et du modèle identificatoire d’un nouvel air du temps, tout au moins pour une partie de la population.

Certains évoquent déjà des funérailles nationales. La députée LREM Aurore Bergé a comparé sa mort à celle de Victor Hugo. Faut-il célébrer un rockeur comme un grand écrivain ?

De nouvelles générations sont arrivées en politique avec une mentalité d’adolescent désaffilié pour qui la com et ses effets de manche, la réactivité à tous crins tiennent lieu d’événement pour se faire remarquer. Depuis le « tout culturel » de Jack Lang, tout est rabattu sur le même plan avec une préférence pour ce qui paraît provocateur et insolent. Ne semblent même plus compréhensibles les propos de Gainsbourg dans une émission d’« Apostrophes » des années 1980 : celui-ci affirmait avec force que la chanson relève d’un art mineur qui ne saurait se confondre avec la poésie, la littérature, la peinture, la musique classique… face à Guy Béart qui répondait tout bonnement : « Tout est important, même la cuisine, c’est majeur ! »

Le mélange et le brouillage généralisé de genres sont l’un de traits de la déculturation contemporaine. Distinguer et introduire une hiérarchie dans les arts n’est pas synonyme de déconsidération pour les arts mineurs dont la chanson fait partie. Mais il est vrai qu’avec le prix Nobel de littérature décerné à Bob Dylan alors que l’écrivain Philip Roth l’aurait autrement mérité, on s’enfonce un peu plus dans le grand méli-mélo culturel. Ce relativisme culturel et branché est désormais partagé par des politiques, non seulement parce qu’ils espèrent bien en tirer des profits pour leur image et leur popularité, mais parce qu’ils incarnent eux-mêmes l’individualité adolescente érigée en nouvelle figure du héros des temps nouveaux. [...]"

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