Revue de presse

J. Chabbi : sur l’histoire de l’islam, il n’y a pas de regard critique mais « une histoire sacralisée, qui fantasme complètement le passé » (Charlie Hebdo, 7 sept. 22)

Jacqueline Chabbi, historienne. 13 septembre 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Alors que s’est ouvert le procès de l’attentat de Nice, et en attendant l’ouverture, dans quelques jours, de celui en appel des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, nul doute que nous allons de nouveau entendre parler d’« islam dévoyé ». Pour Jacqueline Chabbi, historienne et professeure émérite en études arabes à l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, l’islam n’est pas « dévoyé », mais tout simplement ignoré, y compris par les musulmans eux-mêmes. Croyants ordinaires, dignitaires religieux, érudits sont tous unis autour d’une même vision fantasmée et instrumentalisée d’un passé qu’ils méconnaissent totalement. Rencontre.

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Lire "Jacqueline Chabbi, historienne : « Il est temps que les musulmans fassent de l’histoire »".

Charlie Hebdo : Parlons un peu de la violence dans le Coran. Il y a des versets qui appellent clairement à tuer les mécréants…

Jacqueline Chabbi : Il faut toujours lire un texte dans son contexte. Le Coran s’inscrit dans une société d’Arabie du VIIe siècle, qui était une société tribale. Ce sont des sociétés de petit nombre, où la vie d’un homme, ça compte. Quand vous perdez un fils que vous avez eu beaucoup de mal à faire naître, et surtout à faire grandir, dans ce type de milieu où les conditions de survie sont difficiles, ce n’est pas anodin. Ce sont des sociétés où la violence était donc régulée. Non pas parce qu’ils étaient gentils, ou qu’ils avaient une morale supérieure, mais tout simplement pour faire nombre.

Le Coran s’inscrit aussi dans un contexte géographique très réduit, qui est La Mecque. Il faut s’abstraire de ce que les musulmans disent aujourd’hui de La Mecque, qui aurait été un centre caravanier puissant  ; ça, c’est de la blague. La Mecque, c’est une toute petite cité, autour d’un point d’eau, et sans aucune agriculture. Ce n’est pas une oasis. Donc, les gens qui y habitent sont toujours aux limites de la survie. Mahomet, celui qui va devenir le Prophète, au début, c’est un homme de tribu comme un autre. Il veut que sa tribu prête allégeance au dieu de la cité, qui est le dieu du puits mecquois. Car La Mecque ne vit que parce qu’il y a ce puits, c’est donc un lieu sacré. La parole première du Coran, c’est « rendez culte au seigneur du puits ». Mais Mahomet se fait envoyer balader, parce que dans sa tribu il n’a pas un statut terrible : il est orphelin, marié à une femme plus âgée – donc on considère que ce n’est pas lui qui commande –, et en plus, il n’a pas encore de fils, car ses fils meurent tous. Il est d’ailleurs insulté dans le Coran : « homme sans fils », ce qui veut dire « le châtré ». Donc, sa parole n’est pas écoutée à La Mecque, il est expulsé de sa tribu, et il va se réfugier à Médine, qui est à 450 km.

Médine, c’est une grande oasis, sur une voie commerciale importante, l’ancienne route de l’encens, où il y a des tribus arabes et des tribus juives. Tout le monde vivant en bonne intelligence tribale, c’est-à-dire dans un système ­d’alliances. Et là, comme il est séparé de sa tribu, il peut se retourner contre elle, pour essayer non pas de la décimer, mais de la rallier. Le but des hommes de cette époque-là, ce n’était pas de tuer l’adversaire, mais de le rallier en lui disant « nous sommes plus forts que toi, tu as intérêt à te mettre de notre côté ». Ce que les gens faisaient. Jusqu’à la prochaine occasion qu’ils avaient de reprendre le dessus. C’étaient des ­alliances d’opportunité. Quand il est à Médine, Mahomet veut donc à tout prix rallier son ancienne tribu, et, pour ce faire, il se lance dans des démonstrations de force, telles qu’on pouvait en accomplir à l’époque : il va faire des razzias, en évitant de tuer – parce que si vous tuez, vous avez la loi du talion qui vous tombe dessus –, pour rallier d’autres tribus et multiplier ses alliances. Il fait de la politique, en fait.

La violence coranique est de deux ordres. Le combat tribal – qu’il faut décrypter historiquement et qui est d’une violence régulée – et les menaces eschatologiques – « Vous allez brûler en enfer, il va vous arriver telles horreurs, etc. ». Ce discours-là, qu’on trouve aussi dans la Bible, est fait pour effrayer. C’est un discours de surenchère, qui n’a rien à voir avec une violence réelle. On est d’autant plus violent dans le discours qu’on ne peut pas agir.

Comment se fait-il que ce contexte soit ignoré par ceux qui font la lecture du Coran  ?

Les autres religions monothéistes, le christianisme et le ­judaïsme, ont fait leur histoire critique. Mais si vous cherchez de l’histoire critique sur les débuts de l’islam, vous n’en trouverez pas. Vous avez une histoire sacralisée, qui fantasme complètement le passé. Et étant donné que le Coran n’est pas un texte suivi, ce n’est pas une narration, il est très compliqué de le contextualiser, parce qu’il faut une grille de lecture qui traverse le texte en rassemblant de façon homogène des thématiques dispersées en de multiples morceaux. Un lecteur ordinaire ne peut pas avoir une vision historique de ce qu’a été le Coran en son temps. Le croyant d’aujourd’hui s’imagine, parce qu’il connaît l’arabe ou qu’il lit une traduction, qu’il a tout compris. Or il ne comprend rien du tout, ou plutôt il ne produit que sa propre lecture. [...]

Que répond-on à un dignitaire religieux ou à un intellectuel qui, après qu’un attentat terroriste a été perpétré, dit : « Ça n’a rien à voir avec l’islam »  ?

On lui rentre dedans. On lui met le nez dans l’Histoire. Mais il ne faut pas partir de là où nous sommes, mais de là où ils sont. C’est ce que je faisais avec mes étudiants. J’ai l’avantage d’être arabisante, et quand mes étudiants me disaient « le Coran dit que », je répondais « bien, on va voir ce qu’il dit ». Je peux remettre les choses en place, dans le contexte, à partir de la langue, et je peux contrer. Le problème, pour réussir à contrer, c’est qu’il faut des compétences multiples. Il faut connaître la langue, en particulier la langue médiévale, parce que ce sont des textes très ­anciens, il faut connaître l’Histoire, il faut connaître l’anthropo­logie. Moi, ce que je leur dis, c’est que ce texte-là s’est d’abord adressé à des gens qui ne sont pas eux, dans un milieu qui n’est pas le leur. Ils ne vivent pas au VIIe siècle, ils ne sont pas des hommes de tribu.

Qu’en est-il du blasphème dans le Coran  ?

Il n’existe pas, évidemment. Dans le Coran, vous avez des ­insultes violentes contre Mahomet. Quand il est encore dans sa tribu, il se fait traiter de châtré parce qu’il n’a pas de fils adulte à ses côtés. Et en pleine période médinoise, quand il est plongé dans la politique jusqu’au cou pour se faire connaître, il y a un passage où un chef de clan tribal le traite de moins que rien et lui promet de l’expulser de la cité. Pourquoi vous avez ça dans le Coran  ? Parce qu’on est dans une société d’oralité : on rappelle l’insulte pour mieux lui répondre. C’était une société où on s’échangeait des noms d’oiseaux, où vous aviez d’ailleurs une poésie satirique qui jouait un rôle politique. À l’insulte répondait l’insulte. Et si vous ne répondiez pas, alors, on considérait que Dieu s’en occuperait. Mais certainement pas un homme. On ne peut pas réagir physiquement à une insulte, c’est impensable pour la société d’origine. Il est dramatique que les pouvoirs politiques du monde musulman actuel se soient mis sous le primat du religieux sur ce plan.

Et c’est pareil pour l’apostasie. Dans le monde tribal, toutes les alliances étaient temporaires, on était allié tant qu’on avait intérêt à l’être. De même que l’idée de martyre était totalement absente. Se sacrifier pour Dieu, ça n’existait pas  ! On était dans des sociétés de survie, donc on ne jouait pas à se donner la mort volontairement. Il faut essayer de faire comprendre aux croyants qu’ils ne sont pas les musulmans du début, et surtout qu’ils ne sont pas ce qu’ils imaginent que ces gens étaient. Mais ça n’est pas fait. Ni à l’université ni dans la sphère politique. J’ai peur qu’ils n’aient pas très bien compris… Et c’est pire que désolant… c’est tragique  !

Propos recueillis par Gérard Biard"


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