Revue de presse

Interdiction du voile en entreprise : « L’appréciation se fait au cas par cas » (M. Le Prat, liberation.fr , 14 juil. 16)

Maï Le Prat, avocate en droit du travail. 15 juillet 2016

"Alors que l’avocate générale de la Cour européenne de justice a qualifié de discriminatoire le licenciement d’une femme voilée, l’avocate Maï Le Prat décrypte les principes qui s’appliquent dans ce genre d’affaires.

L’avocate générale de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé mercredi que le fait d’imposer à une salariée musulmane de retirer son foulard lors de contacts avec les clients était de la discrimination directe illicite. La CJUE avait été saisie par la Cour de cassation française sur l’affaire Asma Bougnaoui, une ingénieure d’études licenciée en juin 2009. Après une rencontre avec des clients de son entreprise, Micropole, un client avait assuré que le voile de cette salariée avait « gêné » ses collaborateurs et demandé qu’elle ne le porte plus à l’avenir. Ce que l’intéressée avait refusé. Micropole avait alors décidé de la renvoyer, tout en écrivant dans la lettre de licenciement : « Nous regrettons cette situation dans la mesure où vos compétences professionnelles et votre potentiel nous laissaient espérer une collaboration durable. »

« Du fait de sa religion, Mme Bougnaoui a été traitée de manière moins favorable, puisqu’un autre ingénieur d’études qui n’aurait pas choisi de manifester ses croyances religieuses n’aurait, lui, pas été licencié », a estimé l’avocate générale de la CJUE Eleanor Sharpston. La Cour devra trancher dans les mois à venir sur le sujet.

Pour l’avocate en droit du travail Maï Le Prat, ce type d’affaire est très difficile à juger, faut de grandes règles immuables.

L’avocate générale de la CJUE se dit défavorable au licenciement. Or, dans l’affaire Baby-Loup, le licenciement de la salariée qui avait refusé d’ôter son voile avait été confirmé par la Cour de cassation. Quelles sont les règles générales qui s’appliquent ?

Les grands principes, on les retrouve dans le code du travail, à l’article 1133-1, qui dit que l’on peut opérer des « différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». En résumé, empêcher quelqu’un de porter un signe religieux est discriminatoire. Pour le justifier, il faut pouvoir démontrer que l’atteinte à la liberté religieuse est proportionnée à la tâche à accomplir. Ce sera le cas par exemple pour un sikh qui porte un turban et ne peut pas effectuer des tâches sur un chantier quand il faut porter un couvre-chef de protection. Ou pour une ouvrière à la chaîne qui porte un voile un peu lâche. Ces cas posent des problèmes de sécurité, donc ils sont assez évidents. Mais il y a des points plus limite. Pour Baby-Loup, la jurisprudence a admis que l’interdiction était justifiée parce que c’est une petite association, qui n’a pas beaucoup de salariés, et qui sont en lien avec la petite enfance, donc un public un peu sensible. Mais on aurait aussi pu imaginer une décision contraire. L’appréciation se fait au cas par cas [voir à ce propos le point 130 des conclusions de l’avocate générale, ndlr].

Dans le cas d’Asma Bougnaoui, rien dans l’ordonnance de renvoi ni dans les autres informations dont dispose la Cour ne suggère que le fait de porter un foulard islamique l’empêchait en quoi que ce soit d’accomplir ses tâches en tant qu’ingénieure d’études.

L’avocate générale écrit notamment qu’« une discrimination directe […] ne peut pas être justifiée par le préjudice financier que pourrait subir l’employeur ». En somme, on ne peut pas se séparer d’un-e salarié-e sous prétexte que les clients refusent de travailler avec lui ou elle pour des motifs religieux ?

Elle dit qu’il n’y a pas de raison de faire primer la liberté d’entreprendre sur la liberté religieuse. Si les entreprises veulent continuer à limiter le port du voile, il va falloir qu’elles se creusent la tête pour trouver une justification. Le simple intérêt économique ne suffit pas. Adopter un principe d’interdiction des signes ostensibles de religion [comme l’a fait Paprec, ndlr] a quelque chose de confortable pour les entreprises. Mais ce n’est possible que tant que ce n’est pas attaqué. Imaginons une entreprise qui prend un règlement intérieur en ce sens ; un salarié ne le respecte pas et l’employeur engage une procédure disciplinaire. Le salarié peut contester la sanction devant le conseil des prud’hommes, qui pourra estimer que l’article du règlement intérieur n’est pas proportionné.

Si je résume de façon caricaturale, voilà ce que ça donne. En quoi le port du voile par votre employée l’empêche-t-il de délivrer de bons conseils ? On ne va pas dire « ok, vous pouvez discriminer au motif que vos clients sont racistes ». Au contraire, vos clients auront des prestataires, parfois des hommes, parfois des femmes (parce qu’ils peuvent aussi estimer que les femmes sont moins compétentes) et ils devront s’adapter.

Quand on entend parler de problèmes de laïcité dans l’entreprise, cela concerne plutôt l’islam. Est-ce qu’on se focalise davantage sur les musulmans que sur les autres ?

J’ai souvenir du cas d’une infirmière qui n’avait pas le droit de porter une chaîne avec une croix de taille importante. On avait justifié l’interdiction par des raisons pratiques, hygiéniques, qu’on peut comprendre. En France, il n’y a pas beaucoup de cas de port du turban chez les sikhs. Et je n’ai pas connaissance de problèmes liés au port de la kippa dans la sphère professionnelle. Mes clients me font remonter de plus en plus de crispations sur le fait religieux. Le port du voile était moins fréquent avant. Les salariés revendiquent davantage leur appartenance religieuse dans la sphère professionnelle, il y a moins d’étanchéité avec le privé.

Les conclusions de l’avocate générale ont-elles des chances d’être suivies par la CJUE ?

Elles sont souvent suivies. Mais ça dépend, on n’a aucune assurance. La CJUE va rendre son avis, puis la Cour de cassation rendra son arrêt, qu’elle peut renvoyer devant la cour d’appel de renvoi. Après, on peut avoir une résistance des juges du fond (les prud’hommes et la cour d’appel) s’ils ne tolèrent pas l’arrêt et ne veulent délibérément pas suivre la jurisprudence."

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