Revue de presse

"Ils ont tué l’archéologue" (Le Monde, 25 août 15)

25 août 2015

"Le 18 août, l’Etat islamique a décapité, après l’avoir torturé pendant un mois, Khaled Al-Asaad, l’ancien directeur du site antique de Palmyre, en Syrie. Un homme respecté pour sa sagesse et son érudition

Sur la grande place de Palmyre, en Syrie, un empilement de meubles et de livres a été exposé, ces derniers jours. Ce sont les biens de la famille de Khaled Al-Asaad, l’ancien directeur de l’un des plus beaux sites du monde gréco-romain, assassiné le 18 août par les islamistes, qui ont été confisqués et déversés là, pêle-mêle, afin que chacun se serve. Le reste de la famille a fui, ce week-end du 23 août, en voiture jusqu’à Homs, la ville syrienne la plus proche de la frontière libanaise. Au cours de ce même week-end, on apprenait que l’Etat islamique (EI) a détruit à l’explosif le temple de Baalshamin dans la cité antique. Quelques jours plus tôt, la photo du meurtre de l’emblématique archéologue avait été diffusée par les djihadistes. Un mauvais cliché dont l’image tremblée ne masquait pas, cependant, la sauvagerie. Les anciens collègues syriens de Khaled Al-Asaad, exilés pour la plupart en France, en Allemagne, aux Etats-Unis ont reconnu la silhouette amaigrie de l’historien, décapitée et accrochée à un poteau électrique. Et puis la tête du vieil homme de 81 ans, placée par ses meurtriers à ses pieds. " Ils ont laissé ses lunettes, celles qu’il portait comme beaucoup d’habitants de la région dont la vue est abîmée par les vents de sable ",souffle Michel Al-Maqdissi, ancien directeur des Fouilles et recherches archéologiques en Syrie, qui fut son ami.

Deux jours après le raid aérien organisé par le régime Assad qui, le 16 août, a fait près d’une centaine de morts dans le fief rebelle de Douma, le geste barbare des islamistes de Daech – acronyme arabe de l’EI –, installés depuis le 21 mai au milieu des trésors antiques de Palmyre, a sonné comme une réplique de cette guerre délirante. " Ils ont tué l’archéologue ! "L’assassinat, sur la grande place du marché de l’antique cité caravanière, de cet homme érudit et respecté, a stupéfié le pays. Et même le monde entier, tant, de Harvard au Musée du Louvre, celui que les Bédouins appelaient " M. Palmyre " incarnait la culture la plus raffinée et le patrimoine le plus exceptionnel de la Syrie.

Khaled Al-Asaad avait été enlevé par Daech un mois auparavant avec son fils aîné, Walid, un architecte d’une cinquantaine d’années qui avait pris sa succession à la tête de ce joyau situé entre l’Euphrate et la Méditerranée. " Ces criminels cherchaient un trésor, des antiquités, une réserve d’or prétendument cachée ", raconte Maamoun Abdoulkarim, le directeur des Antiquités de Syrie, qui a annoncé la mort du vieil homme. Quelques mois auparavant, avec tout le personnel du musée, Khaled Al-Asaad, né le 1er janvier 1934, directeur du site depuis 1963 puis expert à la Direction générale des antiquités de Syrie après sa retraite en 2003, avait en effet aidé à évacuer vers Damas quelque 400 statues et bustes antiques. Son gendre, Khalil Hariri, lui-même directeur du Musée de Palmyre, avait convoyé jusqu’à la capitale syrienne les pièces les plus précieuses, en compagnie de son épouse, la fille de " M. Palmyre " qui porte le nom de Zénobie, cette reine légendaire de Palmyre qui s’imaginait en impératrice romaine.

Lorsque la ville était tombée aux mains des djihadistes, M. Abdoulkarim n’avait cessé, sachant " l’homme le plus respecté de la ville " en danger, de l’inciter à partir. " Après avoir sauvé les objets, je me suis tourné vers le personnel pour organiser leur départ, se souvient-il. Il fut impossible de convaincre Khaled Al-Asaad. Il m’a répondu :“Je suis né à côté du temple de Bel - le sanctuaire principal dédié au dieu local - , j’ai passé toute ma vie ici, je serais ridicule et lâche de quitter la ville en ce moment.” " Dans un message posté sur son site Facebook, Khaled Al-Asaad affirmait d’ailleurs : " Il n’y a aucune chose égale dans la vie à mon amour pour Palmyre. Sur cette terre, j’ai vécu dans ce berceau, j’ai consacré tous mes efforts pendant quarante-cinq ans aux fouilles, à la restauration, à la publication de son histoire. " Balayant ainsi les menaces des islamistes qui ont pourtant fait de ces intellectuels, agents de l’Etat syrien de par leurs fonctions, des cibles prioritaires.

Aucune personnalité venue en visite dans la région, aucun scientifique, aucun Syrien même, n’aurait pu ignorer l’existence de cet historien ouvert à toutes les cultures, tant Khaled Al-Asaad incarnait Palmyre, cette " vitrine " de la Syrie qui permettait au régime de masquer l’existence, au cœur même de la ville, de l’une de ses plus sinistres prisons. Tous ceux qui sont passés dans ce lieu sublime – dont le cinéaste Pier Paolo Pasolini, qui affirmait qu’il était " le plus beau site antique du monde " – ont croisé cet homme raffiné. L’ex-ministre de la culture, Jack Lang, aujourd’hui directeur de l’Institut du monde arabe, se souvient l’avoir vu guider François Mitterrand dans les ruines, lors de la première visite du président français à Hafez Al-Assad, en 1984. " C’était le type même du savant éclairé, d’une érudition incroyable, entièrement dévoué à la splendeur de ces lieux ", rapporte-t-il.

Khaled Al-Asaad était de " la génération des vénérables ", même si, contrairement à nombre de ses collègues, il n’avait pas été formé par les Français et n’était pas francophone. Le Franco-Syrien Samir Abdulac, secrétaire général pour la France du Conseil international des musées et des sites (Icomos), dont le père, Selim, alors directeur des Antiquités de Syrie, avait embauché Asaad, revoit encore la jeune recrue dans son bureau, le long d’un couloir sombre, encombré de livres et de papiers. " Tout ce qui s’est passé à Palmyre sur un demi-siècle, on le lui doit, affirme-t-il. Ce passionné a mis en place et facilité le travail des fouilles, organisé le recrutement, la coordination, et poursuivi cet engagement de manière bénévole. "

Dès sa nomination en 1963, dans sa maison, juste aux abords de la ville antique, Khaled Al-Asaad accueille la plupart des jeunes chercheurs venus du monde entier découvrir les vestiges de ce grand carrefour marchand de l’Orient antique. La famille Asaad, de riches notables sunnites, possède de nombreuses terres et, au cœur de la vieille ville, le joli Hôtel Zénobie, dont certaines chambres donnent sur les temples. Mais c’est surtout la bibliothèque de l’archéologue, au premier étage de sa demeure, que les scientifiques français, allemands, polonais ou italiens fréquentent, tant elle contient d’exceptionnels manuscrits. Il est impossible de résister à la noblesse charmante de ce savant qui paraît traduire sans effort les inscriptions des tombeaux en araméen ou en grec ancien, et offre à ses visiteurs les meilleures dattes produites par les paysans alentour. " Il parlait l’araméen tardif de Palmyre, le palmyrénien ", rappelle Christiane Delplace, responsable de 2001 à 2008 de la Mission archéologique française de Palmyre.

" La première fois que je l’ai rencontré, se souvient la conservatrice du patrimoine au Louvre, Sophie Cluzan, j’étais une jeune fille, mais Khaled avait pour chacun des égards professionnels rares. C’était un musulman pratiquant mais capable de faire la part des choses, de boire du vin en dehors du ramadan et de conserver un certain détachement vis-à-vis des croyances, ce qui est rare en Syrie. " Comme presque tous les directeurs du patrimoine syrien, il travaille alors en bonne intelligence avec le régime d’Hafez Al-Assad. " Tous les fonctionnaires de l’époque étaient membres du parti Baas, reconnaît sans fard Abdal-Razzaq Moaz, ancien vice-ministre en charge du patrimoine, aujourd’hui professeur à Indiana University (Etats-Unis), mais Khaled Al-Asaad se moquait bien de la politique. Il disait que lors des réunions du parti, il se contentait de boire le thé. Je le revois surtout se préoccupant de chaque visiteur, comme de cette mission japonaise qui fouillait par une chaleur de 55 degrés… "

Maamoun Abdoulkarim ne dit pas autre chose : " C’était l’homme le plus respecté de la ville. Il avait la prestance, le charisme d’un homme d’Etat. Les gens le voyaient comme gouverneur,rôle qu’il ne convoitait pas, préférant sa mission consacrée au patrimoine à toute autre responsabilité. S’il avait choisi la politique, il aurait été ministre. "

La guerre a bouleversé ce parcours. A partir de 2011, la plupart des missions internationales ont été suspendues. Jusque-là, à Palmyre, sous l’impulsion de son directeur, les scientifiques venus du monde entier travaillaient ensemble, défendant la même utopie d’un patrimoine mondial de l’humanité. Le départ des étrangers, puis bientôt l’exil des scientifiques syriens eux-mêmes ont asséché ce terreau intellectuel autrefois si riche.

" Les pillages ont commencé dès 2011 et sont devenus massifs à partir de 2013 ", souligne Pascal Butterlin, professeur à Paris-I, directeur de la mission archéologique de Mari, un site à une dizaine de kilomètres de la frontière avec l’Irak, désormais occupé par Daech. Les islamistes procèdent eux-mêmes à des fouilles destinées à découvrir des antiquités susceptibles d’être ensuite vendues sur le marché international. " Nous suivons la progression des pillards par image satellite, se désole Butterlin. A Mari, près de 2 400 fosses sauvages ont été creusées. Les gardiens du site n’étaient pas équipés pour lutter. "

C’est aussi pour cela que Khaled Al-Asaad n’a pas voulu quitter Palmyre. Cette figure d’une des deux grandes tribus locales savait bien que les gardiens de " son " site, avec leurs petites Mobylette, ne seraient pas de taille à protéger son joyau. " Depuis 2011, il était très inquiet, rappelle son ami Michel Al-Maqdissi. Nous avons fait partir les étudiants les plus brillants, mais il est courageusement resté. " A l’arrivée des islamistes, Palmyre s’est retrouvé coupé du monde. " Nous avions des nouvelles au compte-gouttes ",assure Abdal-Razzaq Moaz.

Quand les djihadistes ont enlevé l’archéologue, sa femme, Hayate, 60 ans, ses cinq filles et ses quatre garçons ont diffusé discrètement la nouvelle mais sans savoir vraiment à quoi s’en tenir. Khaled Al-Asaad a été torturé pendant près d’un mois, malgré son grand âge, tout comme son fils Walid qui a finalement été libéré, sérieusement blessé aux jambes.

" La mise en scène d’une barbarie insoutenable de l’exécution d’un homme âgé, figure de sagesse, de culture, de conviction, de générosité et de courage, qui refusait d’être “rééduqué” par l’Etat islamique, devait en tout cas servir d’exemple et anéantir toute velléité d’opposition, insiste Maamoun Abdoulkarim. Dans son message, l’EI reproche au notable, né d’un père arménien et d’une mère moitié chrétienne syriaque, moitié kurde, de défendre avec fierté la diversité culturelle de son pays, le patrimoine commun de tous les Syriens et la laïcité de l’Etat. C’est bien dans un combat culturel que nous sommes engagés. "

Avec l’assassinat de l’archéologue, c’est aussi une icône de cette génération qui a construit la Syrie moderne qui a été détruite. Khaled Al-Asaad, malgré sa lucidité sur la guerre, assurait vivre " encore trente ans ". Comme si l’historien, au contact de ses chères antiquités, avait eu le sentiment que des barbares ne comptaient pour rien à l’échelle de l’éternité."

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