Revue de presse

Djemila Benhabib : "Le religieux a pris au fil des années une place démesurée" (fait-religieux.com , 10 fév. 13)

11 février 2013

"Quel est le projet politique des partisans de l’islam politique et peut-il aboutir ?

Je me suis rendue récemment en Égypte et en Tunisie pour y puiser la matière de mon prochain ouvrage, L’automne des femmes arabes (H&O), qui paraîtra en mars prochain en France. J’ai pu observer combien le projet politique des Frères musulmans en Égypte - qui consiste comme toujours à bâtir une vaste « oumma » ou communauté islamique - correspondait peu aux attentes et aux besoins de la population. Si vous prenez le cas de l’Égypte, par exemple. Voilà un pays, où près de la moitié de la population est analphabète et vit sous le seuil de la pauvreté, où le système éducatif est déficient, le système de santé public quasi-inexistant et le chômage fait des ravages auprès des jeunes en particulier. Or, sur quoi se sont focalisés les débats à l’Assemblée nationale dernièrement ? Sur un seul sujet : le statut des femmes à travers quatre propositions de projet de loi : abaisser l’âge du mariage pour les filles de 18 à 14 ans, décriminaliser l’excision, se demander si l’on pouvait autoriser un homme à avoir des relations sexuelles avec le cadavre de sa femme dans les douze heures qui suivaient son décès, et enfin enlever la possibilité pour une femme de demander légalement le divorce - sachant que cette possibilité est déjà extrêmement réduite en Égypte. C’est à ce moment-là, qu’est apparue de façon flagrante la totale inadéquation des islamistes au pouvoir avec les attentes de la population. Dans ce contexte, ils ont fait la démonstration de leur incapacité à reconnaître les libertés individuelles et en particulier celles des femmes et leur échec à concilier la liberté avec l’égalité, sociale et économique. J’ai été frappée par les critiques extrêmement virulentes vis à vis du pouvoir de Morsi de la part de gens rencontrés dans la rue, les cafés ou les taxis. D’ailleurs, entre les législatives et les dernières élections, la base électorale des Frères musulmans s’est quelque peu effritée. En ce sens, la résistance de la société est tenace et les dernières mobilisations en Égypte et en Tunisie le prouvent largement.

Doit-on pour autant en conclure à un reflux, un retour de bâton à venir contre les islamistes ?

Il ne faut pas voir qu’une partie du tableau. Les sociétés arabes sont de plus en plus islamisées. Le religieux a pris au fil des années une place démesurée, notamment dans le système éducatif. Aujourd’hui, de plus en plus de femmes portent le voile, ce qui montre qu’elles ont progressivement intériorisé l’islamisme. Il faut y voir les causes dans un État défaillant, qui n’est plus capable de répondre aux besoins de la population, de créer et de reproduire du lien social. Déçues dans leurs attentes, les populations se sont retournées vers le seul acteur politique disponible et surtout organisé à ce moment-là, à savoir les islamistes - dans le cas présent les Frères musulmans, seuls à même répondre aux besoins socio-économiques à travers les organisations caritatives. Pourquoi ? Parce que les États n’ont plus de légitimité : il y a une véritable crise de légitimité dans le monde arabo-musulman. Cette crise et cette faiblesse ont favorisé le mouvement d’islamisation, qui en retour s’est centré sur le corps de la femme et une vision très archaïque et conservatrice des sociétés. Nous sommes désormais aujourd’hui bien loin des années cinquante, soixante et soixante-dix, qui ont connu un véritable mouvement d’émancipation des peuples et de libération des femmes arabes. C’est comme si le processus de sécularisation amorcé par les indépendances avait été contrarié, arrêté, dépassé par le mouvement d’islamisation en sens inverse. A l’absence de légitimité, ainsi que des facteurs internes à chaque pays, il faut ajouter le contexte international qui n’est pas moindre ; et l’émergence en 1979 de la théocratie iranienne, grâce à la complicité, l’alliance contre-nature, des États occidentaux. Le rôle des États-Unis dans ce domaine est particulièrement néfaste et empli de contradictions : on ne peut à la fois prétendre combattre le terrorisme et se faire l’allié objectif d’un État terroriste - l’Arabie saoudite. [...]

Les échecs de l’islam politique montrent-ils qu’il est, à terme, condamné ?

Je crois qu’il faut être extrêmement prudent dans nos analyses. Il faut énormément de temps pour évaluer l’impact des islamistes sur les politiques publiques là où ils sont au pouvoir, que ce soit à court, à moyen ou à long terme, et notamment la régression qu’ils sont susceptibles d’entraîner. Il faut notamment évaluer ce qui sépare leur volonté de nuire de la possible mise en application. Ce qui s’est passé en Algérie, par exemple, dans les années quatre-vingt dix, illustre bien ceci. Car on ne peut voir son véritable ressac qu’aujourd’hui. La confrontation sanglante avec l’islamisme a laissé des séquelles inouïes, et notamment, sur le plan culturel, académique et artistique. On a assassiné des gens intellectuellement remarquables, des gens exceptionnels, dans le but de faire de ce pays un désert culturel. La société est lourdement éprouvée, blessée et meurtrie. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il ne suffit pas de résister à l’islamisme pour le vaincre. Il faut plus. Il faut capitaliser les résistances pour s’en délivrer. L’exemple iranien est également assez éloquent. On aurait pu penser que le système des mollahs s’effondrerait compte tenu des formidables mobilisation en 2008 et 2009. Or, il n’en a rien été. Car à chaque fois que l’on pense avoir gagné, les islamistes nous surprennent avec un nouveau souffle qui prolonge leur vie. Mais jusqu’à quand ? Je finirai par évoquer le conflit autour du port du voile intégral qui a actuellement lieu à l’université de la Manouba en Tunisie. Vous avez là un groupe ultra-minoritaire de salafistes radicaux qui affronte une communauté universitaire totalement soudée autour de son doyen, Habib Khazdaghli. La situation est extrêmement difficile pour ces derniers car en plus de devoir affronter la violence salafiste, ils doivent subir le silence du gouvernement qui n’en est pas un en réalité, puisque les nahdaouis sont les alliés objectifs des salafistes ; des salafistes qui transposent vers les tribunaux le conflit idéologique et politique qui les oppose aux laïcs. On assiste donc à une véritable manipulation de la justice dans un combat inégal contre une communauté universitaire certes soudée mais très éprouvée.

Pourquoi - et c’est l’objet d’une partie de votre ouvrage - une telle crispation sur les femmes, leur corps, leur identité ?

La femme est en quelque sorte garante de l’ordre social. Sa place dans la société déterminera à terme l’ordre, patriarcal ou pas. [...]"

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