Revue de presse

"Décolonialisme : à l’université, la résistance s’organise" (lopinion.fr , 6 oct. 20)

10 octobre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Des enseignants manifestent leur opposition aux « diktats » et aux « mises au pilori », des mandarins du monde académique veulent éviter que des écoles prestigieuses soient phagocytées. Contre le différentialisme à tous crins, une riposte à bas bruit se met en place.

Par Marie-Amélie Lombard-Latune

Vendredi, Emmanuel Macron a fait le lien entre le communautarisme qui imprègne l’enseignement et le séparatisme : « Nous voyons des enfants dans la République […] revisiter leur identité par un discours post-colonial ou anti-colonial […] qu’ils associent à une forme de haine de soi ». Et Gérald Darmanin, dimanche, a lui aussi dénoncé « un indigénisme […] qui tourne le dos à l’universalisme ». Côté édition, deux livres sont très attendus (sortie le 14 octobre) : Un Coupable presque parfait, la construction du bouc émissaire blanc de Pascal Bruckner (Grasset) et L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme de Pierre-André Taguieff (L’Observatoire).

Un curieux vocabulaire court les temples du savoir et de la liberté de pensée. On y parle de « guerre », de « climat de terreur » et de « résistance ». Telle université « tient bon » quand telle autre « est tombée ». Une remarque, en apparence anodine, d’un professeur parisien, pourtant a priori solidement installé, met la puce à l’oreille : « J’ai confiance dans mes réseaux, mes filières. Sinon, il faut faire très attention… Tout est vérolé aujourd’hui. » L’adversaire ? La mouvance communautariste, décoloniale, indigéniste ou néoféministe qui traverse tout l’enseignement supérieur.

Cette nébuleuse des « post-colonial studies » qui appréhende tous les problèmes en termes ethno-raciaux et impose sa lecture d’un monde binaire, opposant systématiquement blancs et noirs, « dominants » et « dominés ». Ces militants qui, prêts à réécrire l’histoire, déboulonnent les statues. Bref, le différentialisme opposé à l’universalisme. Ils sont à l’œuvre pour interdire à la philosophe Sylviane Agacinski d’exprimer à la fac de Bordeaux-Montaigne son opposition à la PMA pour toutes, ils se mobilisent pour faire annuler à la Sorbonne une intervention du journaliste-écrivain « islamophobe » Mohamed Sifaoui ou pour s’opposer à la représentation de la pièce d’Eschyle Les Suppliantes, sous prétexte de dénoncer un « black face » raciste.

Mais d’autres signaux alertent. L’organisateur d’un débat dans une fac de province qui confie : « Heureusement, grâce à la Covid, j’ai pu trier le public sur invitation. Sinon, on se méfie toujours de qui peut envahir la salle ». Ou ce directeur de thèses qui explique « activer ses contacts » avant d’envoyer un jeune chercheur aux Etats-Unis « pour qu’il ne tombe pas entre de mauvaises mains ». Ces témoins requièrent tous l’anonymat.

A l’université mais aussi à Normale Sup, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ou à Sciences Po, beaucoup décrivent une situation où les dés sont pipés, où il faut biaiser pour enseigner sans être conspué en amphi ou lynché sur les réseaux sociaux, où l’on se méfie de ses collègues, de ses étudiants et, surtout, de sa direction. Même dans les fabriques de l’élite, c’est une stratégie d’évitement qui domine : « Les profs se gardent de traiter les sujets qui fâchent et les étudiants évitent de s’inscrire dans des cursus qu’ils savent aux mains des décoloniaux », confie un professeur d’histoire chevronné. Comme dans des collèges de ZEP où les enseignants prennent des pincettes avant d’ouvrir le chapitre sur la Shoah.

Une « résistance » tente bien de s’organiser. Embryonnaire, encore très parcellaire mais bien réelle face à ce « mainstream » qui érige le « colonialisme » et le « racisme d’Etat » en explication universelle. Une opposition qui a elle-même ses figures de proue – Alain Finkielkraut, Laurent Bouvet et le Printemps républicain, Dominique Schnapper – et ses propres chapelles qui n’échappent pas aux excès parfois… « C’est un rapport de force. On ne gagne que si on résiste. Mais il faut savoir ce que signifie avoir contre soi cette mouvance très puissante. Cela a un coût social, cela peut détruire votre image. En face, vous avez des gens ultra-sectaires, persuadés d’avoir raison sur tout. On est vraiment arrivé à un moment où il faut agir », résume la philosophe Monique Canto-Sperber, qui fut elle-même, en 2011, la cible d’une violente polémique alors qu’elle présidait la rue d’Ulm.

La « bataille » se livre tous les jours. Moins médiatisés que les affaires Agacinski, Sifaoui ou Hollande (en novembre 2019, l’ancien Président fut empêché de s’exprimer à Lille, des pages de son livre arrachées en plein amphi), les incidents se multiplient partout en France. A bas bruit. Récemment, c’est une étudiante voilée qui conteste le refus d’un professeur de boxe de l’admettre dans son cours. « Sexisme », dénonce-t-elle, épaulée par le très actif Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), avant d’obtenir des excuses de son université, Lille 2. L’hiver dernier, c’est un linguiste de renommée mondiale, Jean Szlamowicz, qui voit sa conférence « L’écriture inclusive à l’épreuve de la grammaire » déprogrammée par l’université de Bourgogne. A Limoges, un an auparavant, le sociologue Stéphane Dorin est écarté de son laboratoire après avoir dénoncé l’influence des théories décoloniales dans son université et s’être opposé à la venue de Houria Bouteldja, fondatrice du Parti des indigènes de la République (PIR), au sein de la faculté.

A Lyon 2, c’est l’affaire Eliott Savy qui a échauffé les esprits : l’étudiant, inscrit en licence de sciences politiques, s’étonne, exemples précis à l’appui, de « l’orientation systématique de tous les sujets vers du néocolonialisme, de l’étude de genre, du féminisme intersectionnel et autres sujets venus des Etats-Unis » (Le Figaro, 20 septembre 2019). Attaques violentes sur les réseaux sociaux, puis tag de menaces sur son arrêt de tram ne tardent pas. En 2018, une étudiante à Paris 13 est menacée de se faire « trasher » lors du week-end d’intégration après avoir dénoncé un harcèlement antisémite qui se manifestait très ouvertement sur le site de Bobigny où elle était inscrite en médecine.

Jusqu’à récemment, une chape de plomb pesait sur ces controverses. Et la majorité des enseignants préférait se taire. Peur d’être placardisé, de ne pas obtenir de crédits, de ne pas décrocher de postes : la sacro-sainte « liberté pédagogique » n’est parfois que très théorique.

Au même moment, leur hiérarchie s’empresse de mettre la poussière sous le tapis. La liste (non exhaustive) des établissements les plus touchés diffère selon les sources mais une énumération revient sans cesse : Paris 3, Paris 7 en socio, Paris 8, Paris 13, Lyon 2, Lille 2, Rennes 2, Toulouse 2. Mais aussi Normale Sup, l’EHESS, le CNRS, la Fondation Maison des sciences de l’homme ou le Conservatoire national des arts et métiers. Les disciplines les plus concernées ? Les sciences sociales, la littérature française et comparée, l’histoire mais aussi les études artistiques. Quant aux « sciences dures », elles commencent à être visées.

Sciences Po est également dans le collimateur : après la polémique sur le « hidjab day », a éclaté cet été l’affaire de la bibliographie très orientée « white supremacy » recommandée sur le compte Instagram de l’école. Pour Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, « les lieux d’excellence ont tendance à placer un jeton sur toutes les cases du tapis, celle des “décolonialistes” comme celle des “libéraux”. Bref, on ménage ses arrières… »

Face à cette déferlante arrivée en France dans les années 2000, l’opposition reste timide. Un réseau, Vigilance Universités, a par exemple décidé de réagir. « Après chaque affaire médiatisée, les demandes d’adhésion augmentent, note son fondateur Gilles Denis, qui reste modeste. Nous sommes environ 200 membres, répartis dans une cinquantaine d’universités. Il nous faut aller plus loin, organiser une présence locale quotidienne. Ce qui change, c’est que nous sommes reconnus comme des interlocuteurs majeurs dans le débat public ». Des présidents d’université refusent de céder aux chantages militants, des profs, se sentant soutenus, ne rentrent plus la tête dans les épaules. Mais le dimanche 20 septembre, ils n’étaient guère plus de 300, place de la République à Paris, à avoir répondu à l’appel de Vigilance Universités, de la Licra, du Grand Orient et autres associations pour « une lutte universaliste contre le racisme ».

La partie est loin d’être gagnée. « J’observe l’imposition d’un “scientifiquement correct” dans le monde académique, beaucoup plus préoccupant encore que le politiquement correct, explique Isabelle de Mecquenem, philosophe qui enseigne à l’Université de Reims. Le “genre”, par exemple, peut être dévoyé et mis à toutes les sauces, tel un mot-clé pour garantir l’obtention de subventions. Cependant, une majorité silencieuse existe dans les universités, opposée à ces excès ». Sa collègue Céline Masson, psychanalyste, professeure à l’Université de Picardie-Jules-Verne à Amiens, renchérit : « A Sciences Po, des enseignants n’ont pas pu résister à ce nouveau diktat qu’est cette forme d’écriture “vertueuse”, l’écriture dite inclusive. Nous sommes peu nombreux à l’université à nous manifester… Mais, peu à peu, on sent monter un ras-le-bol ».

Les deux femmes, qui ont créé le Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA), bénéficient d’une excellente réputation dans leur discipline. « Malgré tout, on se dit qu’on prend des risques, qu’un jour ou l’autre on sera la cible d’attaques », soupirent-elles à l’unisson. Quelques jours après notre échange, Céline Masson envoie ce mail : « Je parlais de pressions tôt ou tard ? On vient d’en recevoir aujourd’hui même. [Des étudiants militants] ont annulé le post qui annonçait une conférence de notre réseau sur l’islamisme, en nous traitant d’islamophobes (sic) ! »

« Islamophobe » mais aussi « raciste », « misogyne » : les accusations fusent, souvent doublées d’insinuations sur un soi-disant manque de compétences académiques. Le tout abondamment relayé sur les réseaux sociaux. Outre-Atlantique, le procédé a un nom : la cancel culture ou la culture de l’excommunication, contre laquelle viennent de s’élever 150 penseurs et artistes américains dans une Lettre sur la justice et le débat public publiée dans Harper’s magazine. La preuve d’une prise de conscience là où le phénomène a déjà fait tant de dégâts ? Une rébellion contre la police de la pensée qui traversera l’Atlantique ? Leurs collègues français l’espèrent mais sont souvent sceptiques.

« Les tribunes, rédigées par de grands intellectuels, c’est très bien. Je les signe mais qui les lit ? En tout cas pas les étudiants ! », constate le politologue Pierre-André Taguieff qui s’apprête à publier L’Imposture décoloniale. L’essai démolit « toute cette rhétorique creuse autour du “racisme systémique”, du “racisme d’Etat”, des “dominants-dominés” et, finalement d’une diabolisation de l’autre, “le Blanc”, une diabolisation qui, fondée sur la seule couleur de la peau, illustre le vrai racisme ». Pierre-André Taguieff poursuit : « Pour tout dire, je suis assez pessimiste. Seuls des enseignants qui refusent de se laisser intimider peuvent freiner cette vague. La résistance ne peut venir que de l’intérieur de l’université. Ne pas s’agenouiller face à cette propagande décoloniale de masse, c’est tout ce que l’intelligence française peut faire ».

L’appel de 80 intellectuels contre le décolonialisme, signé par des figures telles Mona Ozouf, Elisabeth Badinter, Dominique Schnapper, Pierre Nora ou Alain Finkielkraut dans Le Point en 2018, avait frappé les esprits. Mais le soufflé est vite retombé. La bronca soulevée par la censure des Suppliantes – la pièce fut reprogrammée à la Sorbonne – a elle aussi suscité des espoirs. « Nous avions espéré que cette mouvance s’était ridiculisée mais son expansion se poursuit », note Gilles Denis, le fondateur de Vigilance universités.

Conférences déprogrammées, occupations de facs au moindre désaccord, anathèmes jetés en guise de débat. « Désormais, tenir une conférence non protégée est devenu impossible, alerte Pierre-André Taguieff. Et la protection, c’est par la police, non par de simples appariteurs ! » En campagne pour la primaire de droite, Alain Juppé en avait fait les frais en 2016. Un « tir de barrage » l’avait accueilli avant même qu’il ne franchisse le hall de la rue d’Ulm. « Pendant mon mandat, j’ai porté plainte quinze fois. Le commissariat du Ve arrondissement me connaissait bien ! », se souvient Monique Canto-Sperber.

Qu’on le regrette ou non, les voix des « grandes consciences » n’ont plus le même poids. Au contraire, elles sont d’emblée disqualifiées dans les milieux étudiants, moquées car représentatives des « vieux mâles blancs ». Président de la Fage, premier syndicat étudiant, de 2016 à 2018, Jimmy Losfeld a assisté au glissement idéologique sur ces questions : « Sous couvert de “lutte contre les discriminations”, thème évidemment populaire dans la jeunesse, les radicaux, les minorités décoloniales et intersectionnelles qui se drapent dans “l’antiracisme” ont réussi à rallier les étudiants à leur discours ».

A l’Unef, les réformistes sont ainsi devenus très minoritaires. Difficile, dans ces conditions, de contrer la majorité différentialiste, l’étiquette « facho » étant vite collée. Malgré tout, des enseignants commencent à voir des étudiants las de ce catéchisme pseudoscientifique mélangeant soutien aux Palestiniens, écriture inclusive et féminisme radical. « Ils viennent me voir à la fin des cours, me remercient mais n’iraient jamais s’opposer de vive voix en pleine classe », constate un historien qui ironise : « Pourtant, en face, ils sont nuls ! Leur capacité d’argumentation est proche de zéro – à l’époque, les “maos” étaient plus costauds… – mais ils exercent un véritable terrorisme intellectuel ». « D’autant plus facilement qu’ils surfent sur la vague Black lives matter, sur la dénonciation des “violences policières” », complète Jimmy Losfeld. Dans la tête des jeunes générations, les collectifs Adama Traoré et MeToo ont supplanté depuis longtemps les autres causes militantes. Et, autour des facs, les militants aguerris de LFI ou du NPA ne sont jamais bien loin.

D’autres tentatives de « rébellion » existent, le plus souvent discrètes, souterraines. C’est ainsi que, dans un organisme prestigieux dont la direction doit bientôt être renouvelée, quelques « esprits libres » veillent et s’emploient à pousser un candidat qui ne cédera pas tout à ce néogauchisme académique. « Pas question, évidemment d’interdire tout questionnement sur la colonisation, de nier les problèmes raciaux. Mais pas question, non plus, d’en faire une grille de lecture systématique », disent-ils, prêts à tirer la sonnette d’alarme en haut lieu le moment venu.

A leur niveau, dans leurs universités, des enseignants s’organisent pour « ne pas tomber dans le panneau », ne pas céder à toutes les pressions. Par exemple, celles de ce chargé de cours suggérant à un collègue d’ajouter le mot-clé « post-colonialisme » à un profil de poste, ce qui n’aurait pas manqué d’orienter les candidatures. La bagarre est souvent subtile, se livre pied à pied. Le camp d’en face se serre les coudes. Comme aux Etats-Unis, les adeptes des gender studies et autres African-american studies se citent mutuellement dans les revues, organisent des colloques, acquérant ainsi une notabilité académique.

Au terme de sa réflexion, Pierre-André Taguieff continue de s’interroger : « Tout cela n’est-il qu’un phénomène de mode intellectuelle ? Comme il y eut naguère l’existentialisme et le marxisme, le post-structuralisme ou le post-modernisme… Le problème est que certaines modes durent et que celle-ci se greffe sur une décomposition politique. Quand il n’y a plus ni gauche, ni droite, plus de camp idéologique bien défini, reste la race ou l’ethnicité, et plus sommairement la couleur de peau, marqueurs impensables il y a encore vingt ans… »"

Lire "Décolonialisme : à l’université, la résistance s’organise".



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