Synthèse

“Commission Stasi” : intervention de Patrick Kessel (18 nov. 03)

Président d’honneur du Comité Laïcité République 2003

Mardi 18 novembre 2003, Conseil d’Etat.

En préalable il convient de préciser que je m’exprime ici en tant que président d’honneur du Comité Laïcité République et en aucun cas en tant qu’ancien Grand Maître du Grand Orient de France. Le Président en titre de cette association, seul peut s’exprimer en son nom. Toute autre déclaration n’engagerait que son auteur.

Ni voile, ni kippa, ni croix, ni signes politiques à l’école de la République

La laïcité, principe de séparation n’a pas d’opinion de principe à faire valoir sur les religions, leurs rites et pratiques dès lors que ces derniers ne sont pas en contradiction avec les lois de la République et la déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen. La laïcité rassemble des citoyens libres, croyants et incroyants. Elle fonde la liberté absolue de conscience de chaque femme et de chaque homme par le principe de séparation du gouvernement de la Cité d’avec le pouvoir des Églises. A ce titre, elle s’oppose aux cléricalismes qui affirment que la vie politique, culturelle, éthique, comme la conscience de chaque individu doivent être soumis à la loi religieuse.

En revanche, la laïcité n’est pas anti-religieuse. Elle est le principe qui permet la libre expression de toutes les religions, ce qui est loin d’être le cas dans les pays à religion d’État. Les laïques reprennent à leur compte la déclaration de Voltaire disant qu’à défaut de partager un culte, il se battrait pour en garantir la liberté de pratique dès lors qu’il serait menacé. Telle est la pratique de la laïcité.

Ceci mérite d’être rappelé à l’attention toute particulière de certains thuriféraires du port des signes religieux à l’école qui, d’évidente mauvaise foi, polémiquent en qualifiant la laïcité d’anti-religieuse !

La démarche laïque est consubstantielle aux fondements éthiques de la République. Si elle affirme que le port du voile par des jeunes filles à l’école est inacceptable, c’est d’abord au nom du principe d’égalité entre hommes et femmes, tels que défini dans la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. Égalité et dignité. Mmes Élisabeth Badinter et Gisèle Halimi, toutes deux membres du Comité Laïcité République, Mme Chahdortt Djavann, devant votre commission ont développé ce point, exprimé par ailleurs par Mme Chirine Ebadi, prix Nobel de la paix. Pour elles, le voile constitue un symbole, non de soumission à Dieu, mais à l’homme, et donc d’infériorisation de la femme.

Des centaines de milliers de femmes musulmanes, fières de leurs traditions, n’entendent pas accepter ce signe d’inégalité et de soumission.
Inacceptable au nom de l’éthique, le port du voile à l’école, l’est également au même titre que tous les autres signes d’appartenance religieux car il remet en question le principe de laïcité et d’universalisme de l’école de la République.

La confusion qu’ont installée dans les esprits certains partisans du port des signes religieux , en se posant en ardents démocrates, est fort préjudiciable à un débat serein. Tout se passe comme si pratiques communautaires d’une part, et valeurs universelles des droits de l’homme et du citoyen de l’autre, constituaient des opinions relatives, voire équivalentes. Il n’y aurait plus que des opinions toutes acceptables, légitimes au nom d’un droit à être collectivement différents ! Peut-on considérer le racisme comme une opinion ? Peut-on admettre l’antisémitisme comme un point de vue ? L’excision des petites filles comme une coutume ? Non, ce sont des délits qui doivent être réprimés en tant que tels. Peut-on négocier le principe d’égalité entre hommes et femmes ? Pas davantage !

Les valeurs républicaines, les fondements de la Constitution, ne se négocient pas.

La République, parce qu’elle est Démocratie, garantit le droit à des femmes et à des hommes à se réunir en communautés par affinités religieuses, culturelles, philosophiques, politiques ou syndicales, associatives. Mais cette liberté ne saurait légitimer une reconnaissance de droits différents. A suivre la logique communautariste du « droit à la différence », on finirait par ne plus considérer les citoyens comme tels, mais comme catho, beur, feuj, black, de telle ou telle région, de telle ou telle communauté sexuelle, chacun avec ses lois communautaires. Rappelons que le droit à la différence qui débouche sur la différence des droits est issu des officines intellectuelles de l’extrême-droite, du GRECE (groupe de recherche et d’études sur la civilisation européenne). Dans les années 70, Alain de Benoist, un de ses animateurs, écrivait que les hommes naissent différents et doivent avoir des droits différents. Et ajoutait-il, « pour nous, différents signifie inégaux ». Ainsi légitimait-il la politique d’apartheid en Afrique du Sud !

Pour les républicains qui donnent du sens à leur engagement, la logique est diamétralement opposée : c’est parce que nous naissons différents que la République doit garantir l’égalité des droits entre tous.

« Vivre ensemble », disent les communautaristes ! Mais le communautarisme fait vivre ses membres dans un univers clos, à côté d’autres ghettos, quand ce n’est pas contre les autres, voire en guerre avec eux comme en témoignent les tristes exemples de l’ex-Yougoslavie, du Liban, hier, ou de l’Irlande, pour ne citer qu’eux.

La confusion des esprits que nous évoquions est inquiétante, surtout quand elle est entretenue, comme tel est le cas depuis plusieurs années, par des intellectuels progressistes. Le communautarisme encadre, voire interdit, la liberté de conscience et l’égalité entre femmes et hommes. Comme il menace l’universalisme de la citoyenneté et l’unité de la Nation. La République n’est pas une mosaïque de communautés aux droits différents ce qui la distingue profondément d’autres démocraties et de théocraties. Elle est l’ensemble des citoyennes et des citoyens libres et égaux. C’est ce qui nourrit sa dimension universaliste et que menace la revendication communautariste.

La question des signes religieux à l’école et du voile ne se réduit donc pas à la caricature du droit à porter un petit bout de tissu. C’est le substrat même de la République que menace la revendication communautariste.

Universalisme-citoyenneté-laïcité

La République est fondée sur une éthique de la liberté, de l’égalité, de la fraternité entre tous les citoyens. La révolution française constitue le moment historique de cet enfantement. L’individu sous l’Ancien régime est déterminé par sa naissance, rivé à un destin programmé en dehors de lui, figé dans un ordre aristotélicien de monde. Il est « sujet de sa majesté ».
Avec la révolution s’ouvre une ère nouvelle : désormais, toute femme, tout homme, quels que soient sa naissance, sa couleur, son sexe, sa religion, ses appartenances diverses, est libre et égal en droit aux autres. C‘est l’acte de naissance de la citoyenneté.

On sait que dans l’histoire, la République a pris de nombreuses libertés avec ses principes, en étant tour à tour machiste, colonialiste, en réprimant le mouvement ouvrier, sans oublier les heures les plus noires de notre histoire. Pour autant, ceci n’ôte rien à la pertinence de son projet : des citoyens libres et égaux en droit, projet qui, loin d’avoir totalement abouti, demeure porteur d’une étonnante modernité.

République-école-laïcité

Condorcet disait « on ne naît pas citoyen, on le devient ». Le lieu où l’on apprend à devenir citoyen c’est l’école. Où l’on apprend à devenir une femme, un homme libre et responsable, où l’on apprend à penser par soi-même. C’est le lieu où les enfants sont instruits des outils de la pensée. Ainsi, pourront-ils s’émanciper, y compris de leur communauté d’origine pour la retrouver s’ils le souhaitent, parce que tel sera leur choix.

C’est pourquoi, l’école n’a pas vocation à fabriquer des petits blancs, noirs, jaunes, cathos, protestants, musulmans, juifs, bouddhistes…. libres penseurs, communistes, libéraux… Elle a vocation à faire émerger des citoyens, et nécessite pour cela d’être protégée des influences partisanes extérieures. Tel est l’enjeu de la laïcité qui ne se réduit pas à une simple tolérance mais induit une éthique positive du vivre ensemble dans la liberté et l’égalité. On comprend dès lors la guerre scolaire qui s’est menée dans le passé entre la République et l’Église, qui ne voulait pas abandonner ses prérogatives à former les enfants. De la même façon s’éclaire la réalité des enjeux contemporains autour du débat concernant les signes religieux à l’école et dans le service public. Voilà pourquoi le Comité Laïcité République a lancé une pétition nationale sous l’intitulé « ni voile, ni croix, ni kippa, ni aucun autre signe politique à l’école de la République » qui a recueilli la signature de près de deux cent partis, syndicats, associations et groupes d’individus, tandis que les réunions et débats que nous avons organisés un peu partout en France ont rassemblé des milliers de participants.

Le pays profond ressent bien que l’enjeu est de taille. Il dépasse la seule question des signes religieux. L’actualité témoigne quotidiennement de la pression du communautarisme le plus radical :

  • à l’école : dérogations pour des jeunes filles aux cours de biologie et d’éducation physique, absentéisme régulier, remise en cause de la mixité scolaire,
  • à l’extérieur : horaires discriminatoires dans certaines piscines publiques, demandes identiques pour certaines bibliothèques, port de signes religieux dans le cadre du service public,
  • dans les hôpitaux publics : des femmes refusent d’être soignées par des médecins hommes et des élèves-médecins femmes refusent de soigner des patients masculins,
  • dans les tribunaux : demande de récusation d’un juge motivée pour une présumée appartenance confessionnelle.

Plus grave encore, parce que banalisée, la violence quotidienne faite à des jeunes femmes dans les cités : aux yeux de quelques caïds, elles commettent le crime de prétendre disposer librement d’elles-mêmes.

Comment ne pas évoquer ce climat de tension intra-communautaire ainsi que les violences racistes et antisémites ?

La situation est suffisamment grave pour que le Président de la République, dans l’exercice de sa fonction, se soit exprimé solennellement et fermement en déclarant que la laïcité ne se négocie pas. Nous ne pouvons que nous féliciter de ce rappel aux principes constitutionnels. La situation est suffisamment grave pour que deux anciens Premiers Ministres se soient prononcés en faveur d’une loi sur les signes religieux à l’école.

Que faire ? Nous pourrions proposer une loi affirmant que la République française est une République laïque, sociale, de surcroît démocratique et indivisible. On pourrait préciser que la République doit assurer l’égalité de tous les citoyens sans aucune distinction d’origine des races ou de religions. Il conviendrait bien sûr d’affirmer que cette République doit respecter les croyances. On pourrait enfin ajouter que la souveraineté, dans cette République appartient au peuple. Que ses élus, seuls, en sont les représentants légitimes, et qu’aucune section du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice.

Un tel projet aurait le mérite de poser clairement et fermement les principes qui doivent régir la vie en République. Vraisemblablement serait-il dénoncé par certains comme « sectaire », « archaïque », « laïcard ». Mais un tel texte est inutile car, chacun l’aura reconnu, ces principes sont inscrits dans les articles 1 et 3 de notre Constitution. Si les tenants du communautarisme ont le projet de réécrire la Constitution, qu’ils apparaissent sous leur véritable visage. Pour notre part nous considérons que la République n’a pas à renégocier son éthique. Qui plus est , il convient de lui donner les moyens de faire vivre ses principes : la Liberté, l’Egalité, la Fraternité et la Laïcité.

Pour une loi

Dans le contexte présent, il ne serait pas opportun de modifier la loi de 1905 qui ressort d’un équilibre délicat ; même si nous considérons au fond qu’elle pourrait être meilleure. En revanche, il est important de la faire appliquer partout sur le territoire national métropolitain et outre-mer.

On pourrait considérer qu’il suffirait de revenir sur l’article 10 de la loi d’orientation scolaire de 1989 et sur les avis du Conseil d’État. Ces derniers sont à l’origine des interprétations limitatives de la Laïcité ayant ouvert la voie au port des signes religieux à l’école. Au-delà des arguments juridiques, retenir une telle méthode qui aurait pu avoir son opportunité dans le passé, reviendrait aujourd’hui à procéder à un changement à la sauvette qui n’oserait pas s’assumer. Une politique qui n’ose dire son objet, donnerait l’impression de céder à la peur, de n’avoir pas confiance en elle. Elle serait dès lors inutile, voire nuisible.

Le débat a pris désormais une telle dimension qu’il convient que la représentation nationale incarne clairement la volonté républicaine de faire vivre ensemble tous les citoyens dans la tolérance mutuelle et la Paix civile.

C’est pourquoi le Comité Laïcité République estime nécessaire le vote d’une loi.

Une loi succincte, applicable, prohibant le port de tous les signes religieux, politiques, associatifs, à l’école publique, comme à celles sous contrat avec l’État, ainsi que l’avait proposé la commission de l’Assemblée nationale, sous la présidence de M. Debré. Une loi qui ne stigmatiserait aucune religion, aucun courant philosophique, mais dirait clairement la volonté de la République de faire vivre tous les citoyens dans la tolérance mutuelle et la Paix civile.

Cette loi devrait pouvoir être votée par la plus large majorité des représentants du peuple au-delà des appartenances politiques.

Un nouveau départ pour la Laïcité

Certains disent que légiférer comporte des risques. Il est vrai, c’est pourquoi il conviendra de faire preuve de pédagogie. Mais la République doit avoir confiance en ses valeurs ; d’autant que cette confiance est partagée par l’immense majorité des citoyens quels que soient les communautés religieuses qui parlent en leur nom.

Le risque serait bien plus grand de laisser croître la revendication communautarisme et de ranger la Laïcité à la rubrique des « territoires perdus de la République ». Le pire des dangers serait qu’il n’y ait plus d’État de droit. Rappelons avec Lacordaire que « c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère », et avec Voltaire que « la liberté consiste à ne dépendre que des lois ».

Une loi pour autant ne saurait résoudre tous les problèmes. Elle doit être forte pour signifier une volonté nouvelle de promouvoir la laïcité à l’ensemble du service public, étendre l’égalité des droits et des devoirs à tous les citoyens et à toutes les citoyennes quelles que soient leurs origines. Ces objectifs doivent se décliner concrètement au travers de politiques de l’habitat, de l’éducation, de la santé, de la sécurité. Mais des petites recettes peuvent aussi avoir de grands effets pour concrétiser la laïcité. Pêle-mêle suggérons de :

  • proposer une tenue vestimentaire commune dans les écoles, qui sans être un uniforme, affirmerait l’égalité sociale à l’école
  • développer l’enseignement de la laïcité et du contenu éthique de la République dans les programmes scolaires
  • développer ce même enseignement dans la formation des maîtres
  • introduire celui-ci dans les manuels scolaires
  • mettre un terme à l’inquiétante pénétration des intérêts économiques au sein de l’école
  • ouvrir des écoles publiques là où elles font défaut, renforcer leurs moyens et la qualité de l’enseignement dans les zones socialement défavorisées.

La laïcité devrait également se concrétiser sur les grands sujets de société, afin d’offrir de nouveaux espaces à la liberté de conscience de chaque citoyen, par exemple, le droit à mourir dans la dignité. Le service public de l’information devrait ouvrir des tribunes aux grands courants philosophiques au nom de la même liberté d’expression dont disposent les familles religieuses.

La République s’honorerait à donner à la citoyenneté la place symbolique et culturelle qu’elle mérite. Une cérémonie pourrait être organisée en mairie à l’occasion de l’accès à la citoyenneté qu’il s’agisse de la majorité ou bien de la naturalisation. Un « Livret de Citoyenneté » rappelant les principaux droits et devoirs pourrait être remis à cette occasion. Une formation à la langue nationale et à la citoyenneté serait proposée aux nouveaux arrivants.

De nombreuses autres initiatives pourraient être prises qu’il n’est pas possible de développer ici. Voilà la voie qu’ouvrirait une loi sur les signes religieux à l’école.

Un message fort pour la République, pour l’Europe et l’international.

Le pays dans son immense majorité, au-delà des appartenances politiques, attend un message clair sur les valeurs républicaines qui fondent le « vivre ensemble ».

Un message donnant à espérer que la politique ne se réduit pas à des enjeux électoraux parfois si opaques que trop de citoyens sont tentés par l’abstention, le vote blanc ou le populisme comme l’a tristement illustré le premier tour de la dernière élection présidentielle. Un message donnant du sens parce que réconciliant la politique avec l’éthique républicaine. De l’espoir à ceux qui sont résignés.

Ce serait aussi un message adressé à l’Europe au moment où celle-ci se dispute sur un projet de Constitution. Une Europe qui ne doit pas être réduite à une zone de libre échange des capitaux, des marchandises et des hommes mais d’abord une Europe de la citoyenneté intégrant les droits sociaux. Qui ne doit pas servir de cheval de Troie à ceux qui aspirent à remettre en cause les fondements de la République, en particulier la laïcité. Qui devrait au contraire, poser le principe de l’égalité des droits et de la liberté de conscience de chaque européen en principes clairement formulés dans la Constitution.

Ce serait enfin un message de solidarité à l’attention de celles et ceux qui se battent pour ces mêmes valeurs au péril de leur vie, tels Salman Rushdie, Taslima Nasreen, les femmes d’Algérie, de Turquie, d’Arabie Saoudite, du Nigéria, d’Iran.., les militants de la paix au Proche Orient et tant d’autres qui, sur tous les continents, dans l’anonymat, osent dire non aux obscurantismes et oui à la liberté.

Comme la décision pour elles, pour eux, serait lourde de conséquences si la France n’osait réaffirmer ce qui fait d’elle une référence, une parole écoutée, une République souvent aimée.

Écoutons-les nous dire que cette haute idée de la République n’est pas francofrançaise. Nous aurions tort de ne pas être fiers de ce de ce que nous sommes.

L’enjeu autour de la Laïcité est de taille. Nous avons rendez-vous avec la République et l’Histoire.



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