"Toujours Charlie ! De la mémoire au combat" (6 jan. 18)

C. Kintzler : "L’argument du violeur déguisé en théorie philosophique" ("Toujours Charlie !" 6 jan. 18)

Catherine Kintzler, philosophe, auteur de "Penser la laïcité" (éd. Minerve), Prix de la Laïcité 2014. 8 janvier 2018

"« La première mission des coupables, c’est de culpabiliser les innocents. C’est d’inverser les culpabilités » [1]

En 1989, au moment de « l’affaire de Creil » et de l’Appel « Profs ne capitulons pas » [2] [3] sur l’interdiction du port des signes religieux à l’école publique, nous avons essuyé des accusations de racisme, de position discriminatoire. Vouloir préserver une respiration, une double vie pour les élèves durant le temps scolaire en donnant un point de fuite momentané à la liberté d’être « différent de sa différence », c’était imposer une « uniformisation étatique » liberticide.

Le schéma du retournement fonctionna tout naturellement. Il était à l’époque plutôt facile à vivre, on restait dans le débat, âpre certes, mais civilisé.

Combien d’occurrences faudrait-il parcourir ensuite, durant les presque 30 ans qui ont suivi, dans des situations de plus en plus lourdes, où les personnes ont été atteintes dans leur vie même ?

En 2011, après l’incendie dont Charlie Hebdo fut la victime, de belles âmes se sont pincé le nez en se demandant gravement s’il n’y avait pas, quand même, un peu d’irresponsabilité chez l’agressé. De beaux esprits furent repris par la nausée qui les avait saisis lors de l’affaire Rushdie, des caricatures, de l’affaire Redeker... N’y aurait-il pas, se demandait-on, de bons et de mauvais usages de la liberté ? Traduisons-les : c’est tout simplement l’argument du violeur déguisé en théorie philosophique ! [4] Il faut se méfier du recours à la liberté philosophique, si riche de contenu et tout en nuances, en « mais », lorsqu’on la convoque pour l’opposer à la très bête « liberté formelle » : en général c’est pour abolir cette dernière.

En 2015, le schéma se reproduit, en toute indécence, et s’empresse de souiller la mémoire de ceux qui ont été assassinés, renvoyant dos à dos bourreaux et victimes, déployant la « culture de l’excuse » dont l’objet et l’effet principal est d’inverser les culpabilités. L’attentat sanglant contre Charlie Hebdo n’a pas fait cesser ces propos ; on a pu alors en mesurer la férocité, ici et maintenant, et voir concrètement que ce retournement ne se contente pas de limiter la liberté d’expression : il excuse l’assassinat.

On pourrait continuer. Le retournement victimaire est multiforme, inlassable, récurrent. Nous en avons presque tous l’expérience sous forme anecdotique : quel piéton n’a pas été couvert d’injures et d’accusations infondées par le conducteur du véhicule qui a failli le renverser ? Dans cette scène banale, ce dont le piéton est accusé, c’est précisément de ce dont le conducteur est coupable, de passer là où ne devait pas passer, par exemple sur un passage protégé, ou sur un trottoir ! C’est de sa propre faute que le conducteur accuse le piéton ; il se reconnaît. Voilà ce que décrit Charb page 32 de la Lettre aux escrocs de l’islamophobie : « Qui sont les islamophobes ? Ceux qui prétendent que les musulmans sont suffisamment cons pour s’enflammer à la vue d’un dessin grotesque ».

Les innombrables occurrences, anecdotiques ou tragiques, du « c’est celui qui le dit qui y est » viennent du fond des âges. Le théâtre classique, reprenant un thème antique, en fournit une version épurée : Thésée se hâte de condamner Hippolyte, pressé qu’il est de reconnaître en son fils sa propre inconduite.

Rester Charlie toujours, aujourd’hui, c’est sans relâche souligner et dénoncer ce hideux et inlassable retournement, cet abject mouvement de culpabilisation qui trop souvent repose sur une détestation de soi-même. Voilà pourquoi, en lisant Racine et Euripide, je suis toujours Charlie.

« Du respect érigé en principe premier » [5]

La notion centrale qui soutient aujourd’hui ce retournement et lui donne son efficacité, est celle de respect. C’est aussi ce que souligne Charb dans son livre.

La modernité caractérise le rapport du fidèle à sa religion comme une croyance. Du point de vue philosophique c’est assez récent : cela se théorise au XVIIe siècle. C’est penser les religions sous régime psychologique et les considérer comme contingentes : c’est ce que fait notamment Locke dans sa Lettre sur la tolérance. Les dogmes religieux sont rapportés à une façon de les percevoir, leur « vérité » n’est plus caractérisée de manière logique ou ontologique, mais de manière subjective.

Ce passage au régime psychologique est évidemment un progrès, mais la notion de croyance n’a pas que des vertus. À notre époque elle sert de support à la réapparition du délit de blasphème sous le masque bien-pensant de la conviction respectable.

En France la notion de blasphème n’a aucune existence juridique : un régime laïque disjoint entièrement le moment politique et le moment religieux. D’autres États de droit, même non laïques, ont récemment aboli le délit de blasphème. Pourtant ce délit et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre, ayant changé d’habits [6]. Le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité s’efface, il est retourné en plainte subjective. Nous n’avons plus affaire à des procureurs tonnant du haut de leur chaire contre des blasphémateurs, le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu ou ses prophètes qu’on prétend offensés, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Est incriminé, ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse.

Voilà un beau problème philosophique : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons la juridisation et l’essentialisation d’un moment psychologique. Les convictions religieuses deviennent une propriété constitutive de la personne, elles sont figées et indissociablement incluses en elle. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle et prétend à une protection en tant que telle. On glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes.

Face à cela, rester toujours Charlie, c’est rester ferme sur la laïcité de la législation et sur le formalisme des droits. Une législation formelle protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure, l’appel à la violence, la diffamation et non pas le fait de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. La République assure la liberté de conscience, la liberté d’avoir un culte, de n’en avoir aucun, de croire, de ne pas croire, d’avoir une conviction et de pouvoir en changer. Ainsi la liberté de non-appartenance est fondamentale, elle conditionne toute appartenance possible précisément parce qu’elle renvoie à sa fragilité. Aucun Contrat social n’est acceptable s’il ne rend pas possible le Promeneur solitaire."

[1Riss, édito Charlie Hebdo du 30 mars 2016.

[2"Lettre ouverte à Lionel Jospin", par Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et moi-même, Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

[5Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie..., p. 56.

[6C’est ce que décrivent notamment les récents travaux de Jeanne Favret-Saada.



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