Note de lecture

C. Coutel et J.-P. Dubois : Eloge de la controverse

par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 23 décembre 2016

Charles Coutel, Jean-Pierre Dubois, Vous avez dit laïcité ? Cerf, nov. 2016, 192 p., 20 €.

Une bonne controverse vaut toujours mieux qu’une méchante polémique. Il en fut ainsi de la célèbre dispute de Valladolid, Charles Quint convoquant Bartolomé de Las Casas et Juan Gires à débattre afin de savoir quel sort réserver aux Indiens d’Amérique.

Jean-Pierre Dubois, professeur de droit public, président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme, et Charles Coutel, professeur émérite des universités en philosophie, vice-président du Comité Laïcité République, ont ainsi aimablement croisé le fer afin de tenter de lever la confusion qui s’est abattue sur la laïcité au point de la fragiliser. Et de diviser la droite et la gauche plus profondément encore.

Les deux débatteurs ne cèdent ni à la palabre, ni à l’ergotage. Mais disons-le tout net, irréductibles au début, les positions le demeurent au terme de l’exercice. Ce sont ces échanges qu’ils publient dans un ouvrage, Vous avez dit laïcité (Ed. du Cerf, nov. 2016).

Afin de débattre sérieusement, les deux intervenants commencent par préciser le sens des mots, souvent détournés, manipulés, intentionnellement ou non. Jean-Pierre Dubois estime ainsi que "la laïcité est d’abord un esprit, un idéal, un projet". Charles Coutel rappelle qu’elle "n’est pas une simple neutralité", qu’elle suppose "la volonté de se libérer et de refuser le monde tel qu’il va". En accolant une épithète au mot laïcité, ses adversaires ont essayé de la vider de sa substance. De même souligne t-il l’ambivalence du "slogan vivre-ensemble", dès lors que l’expression vise souvent à faire cohabiter des communautés différentes en lieu et place de citoyens libres et égaux.

Le débat s’anime dès lors que les protagonistes abordent les questions qui fâchent : le voile dans les lieux d’enseignement, crèches, écoles, universités, les revendications communautaristes dans des hôpitaux, des transports, des entreprises, des prisons, le sport, l’organisation de l’islam en France, les arrêts du Conseil d’Etat...

L’école, bien sûr, occupe une place de choix. Sur les traces de Condorcet, dont il est un spécialiste, Charles Coutel réaffirme le lien consubstantiel de l’instruction du peuple avec la République. L’école a pour mission première de former les enfants, quelles que soient leur origines, à devenir des citoyens libres et égaux en droit. D’où l’ardente nécessité dit-il, d’oeuvrer à la "réinstitution conjointe de la République et de son école".

Jean-Pierre Dubois, estime qu’"on n’émancipe jamais les gens de force". Opposé aux lois de 2004 sur le port ostentatoire de signes religieux à l’école et de 2010 sur l’interdiction de la burqa sur la voie publique, il affirme que "l’essentiel est ce qu’il y a dans les têtes et non ce qui les recouvre". Pas question donc de répondre aux provocations identitaires par "de nouvelles interdictions", répond-il à Coutel qui est favorable à une "extension raisonnée et consensuelle" de la loi de 2004 à l’enseignement supérieur, dans les salles de cours mais non sur les campus. "Il ne faut pas s’enfermer dans un dogme laïque qui neutraliserait les expressions individuelles dès lors qu’elles nous déplaisent", rétorque Dubois, pour qui "dévoiler constitue le symétrique de voiler". Il en déduit que "ce n’est pas l’individu qui doit se couler dans le moule mais la société qui doit lui permettre de rester lui-même".

Cette fois, la fracture se révèle dans sa profondeur, béante. La laïcité se trouve renvoyée dos à dos avec les religions, comme si elle était elle-même, une opinion parmi d’autres ! Alors qu’elle est celle qui permet l’expression de toutes. A ce petit jeu du relativisme, il est aussi possible de condamner les Lumières et l’universalisme des Droits de l’Homme et du citoyen ! Ce n’est certes pas le propos que tient Jean-Pierre Dubois qui réaffirme son attachement à l’égalité des droits, mais celui que développent des différencialistes pour qui ces grands principes ne seraient qu’idéologie et devraient être négociés en fonction des cultures et religions d’origine.

Autre ligne de fracture : le déterminisme social. La montée des revendications et provocations communautaristes s’explique par des causes essentiellement sociales, poursuit Dubois. Elles appellent donc un traitement social. Cette thèse, dans sa version la plus radicale, conduit à présenter l’islamisme comme une réaction de victimes du colonialisme, voire l’expression d’un nouveau prolétariat en lutte contre le capitalisme ! Tandis que les défenseurs d’une laïcité sans qualificatif, applicable à tous, se retrouvent accusés de "colonialisme", de "xénophobie", de "racisme". C’est l’arroseur-arrosé !

Charles Coutel répond que la défense du principe de laïcité ne saurait se séparer de la solidarité socio-économique. Mais elle ne saurait non plus s’y réduire quasi-mécaniquement. C’est pourquoi, rappelle-t-il, le Comité Laïcité République a toujours promu une République "laïque et sociale". La difficulté actuelle, explique-t-il, tient au fait qu’une partie de la gauche, sensible aux sirènes sociales du communautarisme, a abandonné le terrain de la laïcité et que l’extrême-droite s’y est engouffré pour la détourner, alors que toute son histoire est liée à une conception de l’identité française qui n’a rien de laïque !

La situation est inquiétante poursuit le philosophe, directeur de l’Institut d’étude des faits religieux. "Un esprit munichois menace devant l’offensive salafiste". "Le modèle intégrateur est en panne". "L’électoralisme contribue à ethniciser les campagnes électorales et à confessionaliser les électorats". "On glisse de la nation civique à une communauté de communautés". "Les terroristes savent jouer de ces contradictions pour s’implanter", constate-t-il. Une parole trop souvent perçue comme politiquement incorrecte mais qui prend tout son sens au lendemain de l’attentat de Berlin alors qu’on disait l’Allemagne immunisée dès lors qu’elle n’avait pas de passé colonial dans les pays arabes ni ne pratiquait de laïcité ferme !

Coutel prône l’intégration républicaine, généreuse et rigoureuse. Cela n’interdit pas des évolutions. Ainsi, la République pourrait-elle officialiser certaines fêtes religieuses musulmanes, juives ou bouddhistes ainsi que le 9 décembre, date d’entrée en vigueur de la loi de séparation, pour marquer la dimension universaliste de la citoyenneté, suggère-t-il. En revanche, estime-t-il, "les hôtes de la France doivent accepter sa langue, son art de vivre, sa culture, sa civilité et toutes les lois de la République". Et de proposer d’inscrire la laïcité dans la devise républicaine.

Jean-Pierre Dubois s’insurge contre ce qu’il considère comme une "injonction à dire : devenez comme nous". "Ce serait procéder comme en Iran, dit-il. On va mesurer à Téhéran combien de cheveux peuvent être montrés, ici combien de cheveux peuvent être cachés !". Probablement l’ancien président de la LDH a-t-il oublié que sous ce régime, des femmes risquent la bastonnade et parfois la mort si elles refusent de porter le voile. Et sous-estime-t-il ce que le politologue Laurent Bouvet appelle l’"insécurité culturelle" des Français.

Que faire ? Dubois propose un traitement pragmatique des questions, au fur et à mesure qu’elles se posent. Ainsi considère-t-il la jurisprudence du Conseil d’Etat comme un "exemple remarquable de ce pragmatisme intelligent qui cherche à régler les problèmes à mesure qu’ils se posent" ! Le récent arrêt du Conseil donnant la possibilité, même sous conditions, d’installer des crèches de Noël dans des mairies, conduit pour le moins à en douter !

Coutel, au contraire, exprime son inquiétude face à la dégradation de la situation et propose une "laïcité stricte". Selon lui, il convient de "cesser de pactiser avec les communautarismes" qui "préparent une véritable guerre civile que nous pouvons encore éviter".

La controverse eut lieu en 1905. Car la loi de séparation ne fut pas le fruit d’un aimable dialogue entre l’Eglise et la République mais l’aboutissement d’une dispute longue et ardue entre Républicains.

Un tel dialogue est-il encore possible aujourd’hui ? Le débat entre républicains honnêtes n’est jamais inutile. Dubois et Coutel ont le mérite d’essayer dans le respect mutuel qui, trop souvent fait défaut dans le débat public. Peut-il être élargi ou faut-il se résigner à cette fracture ?

A quelques coudées de l’élection présidentielle, alors que l’extrême-droite et la "catho-laïcité" signent leur retour sur le devant de la scène, que la peur de l’islamisme nourrit la xénophobie, il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour estimer que le temps presse et qu’il convient de rassembler autour des valeurs de la République et de la laïcité.

Patrick Kessel



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