Revue de presse

Boualem Sansal : « Les Européens ont abandonné les Lumières » (Marianne, 23 oct. 15)

3 novembre 2015

"Marianne : Pensez-vous que les totalitarismes de demain seront de nature théocratique, à la différence de ceux du XXe siècle, le nazisme et le stalinisme, qui furent d’abord antireligieux ?

Boualem Sansal : De quoi demain sera-t-il fait ? Mon idée est faite : à moins d’une révolution puissante des idées et des techniques qui viendrait changer positivement le cours calamiteux des choses, nous nous dirigeons, hélas, très probablement vers des systèmes totalitaires religieux. L’islam radical est déjà pleinement engagé dans la réalisation de cette transformation. Il a redonné vie et force à l’islam, assoupi depuis des siècles, six au moins, et un formidable désir de puissance, de conquête et de revanche aux musulmans épuisés par ces longs siècles d’appauvrissement culturel, économique et politique, aggravé à partir du XIXe siècle par le rouleau compresseur de la colonisation puis par des décennies de dictature postindépendance stérilisante. Sa jeunesse, la détermination de ses stratèges, la foi inaltérable de ses fidèles, la fougue et le goût du sacrifice de ses militants, feront la différence face aux tenants de l’ordre actuel, à leur tour atteints d’atonie, voire de déclin. Installé, rodé et perfectionné, le système ressemblerait assez à celui que je décris dans 2084. Il est possible que les intégristes des autres confessions se fondent dans le mouvement islamiste pour former avec lui le nouveau peuple élu, car aucune des religions du Livre ne peut accepter de se voir péricliter et disparaître, toutes ont besoin d’un pouvoir fort capable de maintenir Dieu sur son trône divin et de protéger son clergé.

Il n’y a plus de totalitarisme politique à l’horizon, seulement des totalitarismes théocratiques. C’est la nouveauté - effrayante - de ce début de XXIe siècle. Croyez-vous à une dérive d’une défaite planétaire de la politique, de l’espoir politique, des Lumières, d’une dépolitisation généralisée ?

B.S. : Je pense qu’on peut parler d’une défaite globale, en tout cas d’un épuisement profond de la pensée et des systèmes politiques issus des Lumières qui ont structuré et animé le monde ces derniers siècles. Les peuples n’en peuvent tant ni plus longtemps de ce marasme qui les réduit à rien et tue en eux et autour d’eux l’espoir d’une vie meilleure, ils sont demandeurs d’un nouvel ordre, fort, exigeant, conquérant, qui remette de la foi et de l’enthousiasme dans la vie et dans le combat quotidien. Le XXIe siècle ne saurait être la continuité du XXe siècle, ou d’un XXe siècle amélioré, il sera en rupture radicale avec l’ancien qui ne produit plus rien, sinon du factice, du jetable, de l’avatar. [...]

Croyez-vous que l’Etat islamique puisse vaincre, c’est-à-dire forcer d’autres Etats à le reconnaître comme un partenaire politico-diplomatique, comme l’un des leurs ?

B.S. : Je ne le crois pas, il continuera cependant d’attirer massivement les jeunes desperados radicalisés à la va-vite et pressés de mourir en martyrs, par simple chiqué au fond, pour impressionner les copains. Cela, à court terme. A plus longue échéance, une vingtaine d’années, Daech disparaîtra, il étouffe déjà dans un territoire qui ira s’amenuisant sous le coup des bombardements occidentaux et des avancées des forces gouvernementales des pays environnants. La guerre a ses limites, et le temps en est une. Même la guerre de Cent Ans s’est achevée un jour. De plus, l’Etat islamique n’a pas les cadres, les penseurs et les théologiens capables de le hisser intellectuellement et spirituellement au niveau de son ambition de dominer le monde, comparables à ceux qui aux temps glorieux de l’islam ont su édifier un empire et l’administrer brillamment. La suite de l’histoire se pense déjà et s’écrira ailleurs, probablement en Iran, en Turquie, au Pakistan, en Afghanistan. Les printemps arabes et Daech ne sont pour eux qu’une opportunité pour tester la faisabilité du projet grandiose de rétablir l’islam dans sa totalité, qui les hante depuis toujours. Ils savent maintenant que l’appel au djihad peut mobiliser les musulmans où qu’ils soient dans le monde. Le monde arabe, émietté, dispersé et épuisé, est en régression rapide, il perd déjà son leadership historique sur la Nahda islamique mondiale, le fameux Eveil de l’islam. Intégré dans le plan d’ensemble, il sera au mieux un pourvoyeur de ressources, de bases militaires et de djihadistes. Le temps des Arabes est en toute vraisemblance historiquement fini. Depuis les indépendances, ils n’ont même pas su vivre sur la rente royale (pétrole, soleil, tourisme...) que la nature et l’histoire leur ont offerte en abondance. [...]

Passons à la France. L’Etat islamique se livre à la même tentative de séduction et de perversion d’une partie de la jeunesse française. Comment empêcher ce détournement de la jeunesse ?

​B.S. : Les jeunes qui sont séduits par le discours et le combat islamistes sont-ils vraiment dans la République ? Ils sont plutôt dans sa périphérie, dans cette zone grise où, faute d’une médiation intelligente, les valeurs de la République et des valeurs dévoyées venues d’ailleurs s’entrechoquent sans cesse, de plus en plus durement. Le fossé s’élargit et traverse toute la société française, affaiblie par des crises récurrentes et tiraillée par les identités diverses et plurielles qui la composent sans plus vraiment former une unité. Le pacte républicain est mis bien à mal. L’intégration a échoué, il faut le reconnaître et la repenser de fond en comble. Qu’est-ce que la France du XXIe siècle ? Telle est la question première.

La critique de l’islamisme, voire de l’islam, est évidente dans 2084. Mais l’Occident ne paraît plus en mesure de formuler une proposition pour le monde. N’êtes-vous pas aussi implicitement critique de cet Occident qui paraît gagné par le vide et, en particulier, par la réduction de la vie et de la politique à l’économie ?

B.S. : Avec les Lumières, l’Occident a suscité d’immenses espoirs dans le reste du monde et, mieux que cela, il a réussi à l’entraîner dans la dynamique de transformation qu’il a mise en branle chez lui. Faute de moyens, de sincérité, de coordination, et faute d’approfondissement et d’actualisation des idées, la dynamique a tourné court ; sont alors apparus des résistances, des conflits, des ruptures et des contre-projets qui ont donné lieu à des retours catastrophiques aux ordres anciens. L’échec est patent, il est celui de l’Occident et celui du monde. D’où viendraient, alors, les Lumières de demain ? Sans doute pas de la Chine ou de l’Inde, les puissances économiques dominantes en devenir. Ces empires me paraissent condamnés par avance, tant le vide semble les habiter et tant grande est leur méconnaissance des expériences intellectuelles vécues ailleurs, en Europe, en Amérique, dans le monde arabo-musulman. Ils seront au mieux les agents efficaces d’un capitalisme sans âme, informatisé de bout en bout, et les consommateurs d’un marché insatiable.

Vous placez en exergue un propos dans lequel vous dites que les religions poussent à haïr les hommes. Il est vrai que dans l’Abistan, dans les fanatismes religieux de toutes sortes, mais faut-il généraliser ? Vous proposez une très forte et très belle distinction entre la croyance et la foi. Aide-t-elle à comprendre ce propos ?

B.S. : Dans toutes les religions, y compris les plus tolérantes, existe la tentation totalitaire. A la moindre difficulté, elle affleure. C’est cela qui est dénoncé dans l’exergue. Le fait de généraliser participe de la pédagogie, c’est dire aux tolérants : tâchez de ne pas tomber dans le vertige du fanatisme, restez dans la foi, elle est individuelle, silencieuse et humble, ne laissez pas la croyance des foules et ses mots d’ordre brutaux la dominer, il en sortira du mal, on fera de vous des militants aveugles, des extrémistes peut-être.

Que pensez-vous de l’interprétation de Houellebecq de votre livre comme prophétie politologique ?

B.S. : Nos livres sont, de mon point de vue, fondamentalement différents. Il est dans la politique, je suis dans une approche darwiniste, si je puis dire ; je regarde l’évolution d’un monde compulsif et mystérieux et je tente de voir ce qu’il va devenir et ce qui va en sortir. C’est l’élément religieux au cœur de nos réflexions qui a pu lui donner à penser que nous écrivons le même scénario, lui sur le moyen terme et moi sur le long terme. [...]"

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