Livre

"Années 2000 : la gauche et la laïcité balayées par des vents nouveaux" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 19 février 2023

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Nicolas Sarkozy, de façon répétitive, cherchera à réviser la loi de séparation ou, à défaut, à mettre en place les moyens de son contournement. C’est lui qui, à travers la commission Machelon qu’il installe, favorisera le contournement de la loi de 1905 par la mise en place de baux emphytéotiques destinés à financer la construction de mosquées, l’organisation de conférences départementales de la liberté religieuse qui réintroduisent les religions dans le champ politique, lui encore qui empêchera la révision des lois bioéthiques… Un poème à la Prévert de dispositions anti-laïques. Ministre de l’Intérieur, il s’oppose en 2002 au président Chirac qui entend proscrire le port de signes religieux à l’école.

Le ton monte. Alors qu’une partie de la gauche perd sa culture laïque, une partie de la droite la découvre. "Cette loi nous prémunit contre le poison du communautarisme", déclare Jean-Louis Debré, le président de l’Assemblée, qui préside la Mission sur la question du port des signes religieux à l’école [1]. Dans le même temps Bernard Stasi, ancien ministre, médiateur de la République qui préside la Mission d’information parlementaire sur la question du port des signes religieux à l’école [2] conclut que la laïcité est un "principe universel, républicain". Lui qui n’était a priori pas favorable à une loi, après avoir auditionné de nombreux chefs d’établissement révélant la détérioration de la laïcité sur le terrain, finit par soutenir la proposition d’interdiction des signes religieux à l’école. Et voilà des hommes de droite qui plaident en faveur de l’interdiction des signes religieux, Jean-Louis Debré proposant même que la mesure s’applique également aux écoles privées sous contrat !

La gauche tergiverse. Les tenants de la laïcité "nouvelle" rament à contre-courant. Au Grand Orient, un peu surpris de cette nouvelle équation politique, on est plutôt favorable à une ligne de fermeté. Telle est la politique que je défends lorsque le Comité Laïcité République est auditionné par deux commissions parlementaires. Le président Chirac tranchera en affirmant que "la laïcité ne se négocie pas". Le ministre Sarkozy range son projet de toilettage, qu’il ressortira en 2007, une fois parvenu à l’Élysée.

Le débat fait rage par tribunes de presse interposées. Les échanges ont été vifs au sein de la commission Stasi. À l’ouverture des travaux, une majorité est défavorable au recours à la loi pour régler le sujet. À la fin, seul Jean Baubérot, le chantre de la "laïcité nouvelle", se désolidarise de la commission, qui conclut à la nécessité de légiférer. Le président de la République lui aurait téléphoné dans la nuit précédant la remise officielle du rapport pour essayer de lever son obstruction. En vain. Baubérot théorisera jusqu’au bout la "laïcité nouvelle", défendant la révision de la loi de 1905 et l’extension du Concordat.

Le rapport Stasi sera adopté et ouvrira la voie en 2004 à la loi sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques. Contre une partie de sa majorité, la loi, voulue par le président Chirac, est votée le 15 mars 2004. Je m’en réjouis ainsi que mes amis du Comité Laïcité République. C’est la position en faveur de laquelle nous militons depuis l’affaire du voile de Creil. La liberté, c’est aussi de savoir dire non. Une position juste, non pas tournée contre une religion, contre une population que nous souhaiterions "stigmatiser", mais destinée à protéger des jeunes filles de l’obscurantisme et à sauver l’école de la République. Un engagement largement partagé au Grand Orient même si le discours communautariste y trouve quelques émules.

Le sujet a divisé à droite ; il divise à gauche. Marie-Christine Blandin, membre des Verts puis d’Europe Écologie Les Verts, sénatrice, est contre. La Ligue communiste révolutionnaire et divers mouvements d’extrême-gauche, des communistes, stigmatisent le recours à la loi. Les socialistes bafouillent leur laïcité. Il faut toute l’implication de Laurent Fabius au congrès de Dijon pour les convaincre. L’homme possède cette force qui fait défaut à beaucoup de leaders pour qui écouter reviendrait à s’affaiblir. Je participe alors à un petit groupe autour de lui qui réfléchit sur les évolutions de la société et leurs conséquences politiques. J’essaye de convaincre ces brillantes intelligences, éternels premiers de la classe, des enjeux lourds de la laïcité. Ce n’est pas toujours le principal de leurs soucis mais Laurent Fabius a une oreille attentive. L’homme comprend vite. Je l’invite à venir échanger dans ma loge, République. Il est parmi les responsables socialistes un des premiers à se prononcer en faveur d’une loi sur les signes religieux à l’école. Jack Lang déposera une proposition de loi en ce sens. François Hollande emportera la décision face à ceux qui craignaient une stigmatisation et refusaient de s’engager. 140 députés PS sur 148 voteront finalement cette loi. L’honneur est sauf mais l’histoire retiendra que c’est un président de droite qui aura protégé la laïcité à l’école de la République. On joue à front renversé !

L’élection de Nicolas Sarkozy bouleverse la donne. L’inquiétude s’exprime ouvertement rue Cadet après les propos du nouveau locataire de l’Élysée sur la laïcité. Les loges attendent que l’exécutif fasse savoir au président les risques qu’il fait courir à l’école publique. Alain Bauer, conseiller au "Château", obtient une audience pour le Grand Orient. Afin de signifier clairement l’importance de cet entretien, le grand maître en exercice, Jean-Michel Quillardet, se fait accompagner d’une délégation de ses prédécesseurs. C’est la première fois qu’une telle ambassade est constituée. Chacun des Maçons présents veut marquer l’unité et la détermination du Grand Orient face à toute tentative de porter atteinte à la Laïcité.

Nicolas Sarkozy ouvre l’audience par un discours improvisé même si Alain l’a probablement bien briefé sur chacun de nous. Le président se présente, de sa voix doucereuse, le ton séducteur, comme un défenseur de la laïcité de toujours. Les entretiens avec les présidents de la République commencent toujours ainsi ! Cela se gâte en général dès lors que le président aborde ses projets de réforme ! Sarkozy n’échappe pas à cette tradition. Bien vite, il dénonce la "laïcité dévoyée" et se prononce en faveur d’une "laïcité moderne". Chacun des grands maîtres présents prend tour à tour la parole pour dire avec les formes qu’utilisent généralement les francs-maçons, ce qui n’ôte rien à leur fermeté, le risque qu’une telle initiative ferait courir à la paix sociale. Politique, le président, qui a entendu à l’unisson l’opposition de ses interlocuteurs, répond qu’il n’est pas favorable à une révision de la loi mais qu’il entend procéder à quelques "ajustements techniques". Les apparences sont sauves.

Mais une nouvelle fois, il ne s’agit que de reculer pour mieux sauter. Quelque temps plus tard, Nicolas Sarkozy lancera l’opération révision de la Constitution afin d’y intégrer un "droit à la différence" qui aurait permis l’extension des accommodements dits "raisonnables" et l’extension du communautarisme. Une disposition apparemment anodine mais en réalité en totale contradiction avec un des piliers de la République : l’égalité des droits et des devoirs entre tous les citoyens.

Le Comité Laïcité République livre la bataille des idées, s’exprime par des communiqués, des textes, des prises de parole, des colloques à Paris et en province où il a créé des comités locaux et régionaux, avec les associations laïques membres du collectif national. Mais le président persiste et signe. Pour quelles raisons ? Adhésion à une idéologie issue de l’ultra-gauche et de l’extrême-droite ? Règlement de compte avec la chiraquie ? Arrière-pensée électoraliste imaginant que les électeurs de confession musulmane lui seront reconnaissants et contribueront à sa réélection ? Perspective d’une extension du Concordat afin d’obtenir les faveurs de l’Église ?

Simone Veil, qu’il a chargée de présider une mission d’étude sur la réécriture du préambule de la Constitution afin d’y introduire un droit à la différence, sait qu’on ne joue pas impunément avec l’égalité entre tous les citoyens. Survivante des camps de la mort, elle a éprouvé dans sa chair où peuvent conduire des politiques différentialistes. Aussi refuse-t-elle avec la plus grande fermeté ce projet, lui opposant l’universalisme des principes républicains.

Il faut reconnaître à Nicolas Sarkozy une détermination sans faille. Le projet de réforme de la constitution retoqué, il lance le débat sur l’identité nationale, avec pour arrière-pensée la chasse aux électeurs du Front National. Nous aurions préféré un débat sur la citoyenneté républicaine.

La politique n’a pas toujours le parfum de la rose. Une nouvelle fois, le Comité Laïcité Républicaine monte en ligne pour dénoncer le risque d’une dérive xénophobe. Nous organisons un colloque à l’Assemblée nationale, donnant la parole à des philosophes et à des politiques, dont Brice Hortefeux, le très sarkoziste ministre de l’Intérieur. Je me souviens avoir clairement expliqué en conclusion qu’il n’y a rien d’illégitime à s’interroger sur le thème "Qu’est-ce qu’être français ?", à condition que ce ne soit pas le prétexte à une dérive nationaliste, chauvine, xénophobe, comme le pays en a connu à plusieurs périodes de son histoire. « Il fut un temps où la Nation était une référence de gauche. À condition de ne laisser aucune place à la xénophobie, au racisme, à l’antisémitisme. Bien cadré, un débat sur le sens de la citoyenneté, l’égalité des droits et des devoirs qu’elle confère, l’universalisme des principes qu’elle garantit, menacés par les identités communautaristes, ethniques ou religieuses, ferait sens. Chaque génération a vocation à intégrer la suivante. Intégrer. Un mot qu’on n’ose plus prononcer ! Pas uniquement les réfugiés, les exilés, les candidats à la citoyenneté mais tous les jeunes afin qu’ils deviennent des citoyens libres et responsables, partagent une langue, une mémoire, une histoire, une culture, une belle amitié qui les rassemble au-delà de leurs particularismes. Une occasion de rappeler que depuis la Révolution française, l’identité française ne se définit pas par une couleur de peau et une religion. L’identité française n’est pas blanche, catholique, apostolique et romaine. Cette définition c’est celle que l’extrême-droite ultra-catholique a toujours défendue. Celle de l’État français de Vichy qui avait commencé avant Vichy. Qui était là, insidieuse et par moments si explicite, au moment de l’affaire Dreyfus ».

Le ministre me répond que cela va de soi. Nous n’en sommes pas convaincus. Il ajoute que bien évidemment, ni le président ni lui-même ne partagent ces idées d’extrêmedroite. Personne ne leur en fait procès. Mais à trop détourner les véritables débats d’idées, on finit par les vider de sens aux seules fins électoralistes. La communication a pris la place de l’idéologie pour manipuler les consciences. La politique sonne creux.

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[1Mission d’information sur la question du port des signes religieux à l’école, présidée par Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale, rapport enregistré le 4 décembre 2003.

[2Mission sur la question du port des signes religieux à l’école, présidée par Bernard Stasi, ancien ministre. Conclusions remises le 11 décembre 2003.



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