Revue de presse

"Alain Finkielkraut - Pierre Manent : la France au défi de l’islam" (lefigaro.fr , 12 oct. 15)

17 octobre 2015

"Dans leurs derniers livres, les deux philosophes s’accordent sur le défi considérable que représente la poussée d’un islam fort dans une nation faible. Franchement opposés sur la force apaisante et unificatrice de la laïcité comme sur la question des accommodements raisonnables avec l’islam, ils restaurent cependant une forme brillante et féconde de la dispute.

LE FIGARO. - Vos deux ouvrages, La Seule Exactitude et Situation de la France, expriment une même inquiétude devant la poussée islamiste. Est-ce le prochain défi pour la France ?

Alain FINKIELKRAUT. - À la fin de son livre Cette France qu’on oublie d’aimer, le Français de fraîche date qu’est Andreï Makine écrit qu’il faudrait un langage clair, dénué de complaisance et sans aucune censure pour parler de l’immigration. Pour la première fois dans l’histoire de notre pays, celle-ci devient un échec après tant de vagues intégrées par la France pour leur bien et pour le sien. Cet échec est notre plus grave problème, y remédier est notre plus grand défi.

Pierre MANENT. - On observe assurément une poussée de l’islam qui prend des formes très diverses, les unes pacifiques, d’autres qui le sont moins. Ce qui fait de l’islam un défi très inhabituel pour les nations européennes, c’est qu’il est à la fois une question de politique intérieure et une question de politique extérieure nouées d’une manière que l’on peut craindre inextricable. Pour autant, le problème le plus alarmant qui assiège la France et l’Europe, c’est une désorientation générale, une impuissance croissante à penser et à vouloir un projet commun. L’irruption de l’islam révèle ce problème, l’aggrave sans doute, mais cette désorientation existe indépendamment de l’islam.

La laïcité peut-elle jouer avec l’islam le rôle qui fut le sien avec le catholicisme ?

Alain FINKIELKRAUT. - La laïcité repose tout entière sur la distinction pascalienne entre l’ordre des corps, l’ordre des esprits, et l’ordre de la charité ou de la sagesse. Ce qui fait de nous des laïques n’est pas la séparation du temporel et du spirituel, c’est la séparation du spirituel et du religieux. L’Église catholique a fini par reconnaître l’indépendance de l’ordre spécifiquement spirituel et par vivre avec. On ne saurait demander moins à l’islam.

Si les signes et manifestations d’appartenance religieuse sont si problématiques à l’école, c’est bien parce que - comme le révélait déjà le rapport de Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’éducation nationale, en 2004 - ils témoignent de la méfiance des élèves à l’égard de ce tout ce que les professeurs leur proposent qui doit être d’abord un objet de suspicion, comme à l’égard de ce qu’ils trouvent à la cantine dans leur assiette. Ils sont engagés à trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses, du halal autorisé et du haram interdit. Face à cette tentative de placer la vie de l’esprit sous la tutelle de la religion, aucun compromis n’est possible. L’indépendance de la pensée n’est pas négociable.

Pierre MANENT. - Poser la question en ces termes la rend très confuse. Qu’a fait la laïcité avec le catholicisme en France ? La laïcité a consisté à retirer à l’Église catholique tout ce qui faisait d’elle encore un pouvoir quasi politique et à rabaisser sa puissance sociale, de manière à offrir aux sociétaires un parcours d’éducation qui puisse être entièrement indépendant de l’influence de l’Église. Ce n’est pas peu.

En revanche, ce que la laïcité n’a pas accompli avec le catholicisme, et qu’on lui demande de réaliser avec l’islam aujourd’hui, c’est de dissoudre la religion dans la société laïque afin que la vie sociale puisse se conduire comme s’il n’y avait pas de religion, comme si les sociétaires n’en avaient pas, comme si la société était religieusement neutre. En 1905, le législateur n’a pas prétendu dissoudre les mœurs catholiques dans la société démocratique ou réformer les mœurs promues par l’Église. On l’a souvent remarqué, quelles que fussent les oppositions entre les « républicains » et les « cléricaux », l’instituteur et le curé enseignaient largement la même morale. Aujourd’hui, le problème est tout autre. Il s’agit de faire entrer, dans une société qui a une certaine façon de vivre, des mœurs en effet très différentes.

Faut-il « céder » sur certains points à l’islam ?

Alain FINKIELKRAUT. - Au sortir de deux conflits mondiaux et des guerres anticoloniales, nous Français, nous Européens, nous avons décidé que nous n’avions plus d’ennemi. Or, avec un sentiment de stupeur, nous découvrons aujourd’hui qu’en dépit de nos bonnes résolutions, nous sommes, comme vous l’écrivez Pierre Manent, « un objet d’inimitié » et que cette inimitié a pour partie des raisons religieuses. Nous devrions donc nous défendre, dites-vous, mais vous affirmez deux pages plus loin : « notre régime doit céder » et accepter les musulmans comme ils sont, c’est-à-dire avec leurs mœurs, burqa non comprise. Qu’est-ce à dire ? Que les musulmans, soucieux d’éviter la mixité, pourront choisir à l’hôpital leur médecin selon son sexe ? Que nous devrions nous résigner à accueillir chez nous des salons de la femme musulmane où des imams certifiés menacent celles qui ne portent pas le voile islamique des feux de l’enfer dans l’au-delà et d’agressions sexuelles méritées ici-bas ? Tout dans notre communauté d’expérience s’y oppose.

Dans une nouvelle d’Isaac Babel qui se passe à Paris, le voisin de palier du narrateur dit un jour à celui-ci : « Mon vieux, durant les mille ans de notre histoire, nous avons créé la femme, la cuisine, la littérature ; ça, personne ne viendra nous le contester. » Avant Babel, David Hume et Henry James se sont émerveillés de cette sociabilité française, et alors même que toute une part de notre identité tombe aujourd’hui dans l’oubli, celle-ci a été réveillée par la violente opposition qu’elle rencontre.

Vous dites encore, Pierre Manent, que, pour nous, la société est d’abord l’organisation et la garantie des droits individuels alors qu’elle est d’abord, pour eux, l’ensemble des mœurs fournissant la règle concrète de la vie bonne. Eh bien non, nous n’avons pas complètement sombré dans le nihilisme. La France n’est pas encore l’empire du rien. Nous avons nos mœurs, et la mixité en est une composante essentielle.

Les Américains, les autres Européens disent qu’avec l’interdiction du voile islamique à l’école et du voile intégral dans l’espace public, nous multiplions les lois liberticides. Ils nous font la leçon au nom des droits de l’individu. Mais nous nous obstinons, nous ne nous laissons pas intimider par ce discours, et nombre d’intellectuels musulmans nous supplient de continuer à faire preuve de fermeté car, nous disent-ils, la misogynie institutionnelle est à l’origine du grand marasme où est plongé aujourd’hui le monde islamique. L’oppression de la femme ne dégrade pas seulement les femmes mais organise dans l’ensemble de la société l’inégalité, la haine de l’altérité, la violence ordonnée par le pouvoir mâle, comme le dit Fethi Benslama dans sa Déclaration d’insoumission, à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas.

Pierre MANENT. - Je crois, Alain Finkielkraut, que votre façon de présenter les choses nous jette dans une impasse. Peut-être y sommes-nous déjà, mais, en tout cas, vous ne nous aidez pas à négocier la sortie. C’est une facilité rhétorique d’élever d’un côté les plus beaux accomplissements de l’Europe, Hume et la galanterie française, et de l’autre de brandir le « salon de la femme musulmane ». Vous êtes à ce point emporté par ce contraste que vous ne lisez pas ce que vous avez sous les yeux dans mon livre, alors que je sais que vous l’avez lu avec sympathie. Je n’ai jamais réclamé l’abolition de la mixité : j’ai circonscrit un lieu de friction où nous pouvions faire une exception à la règle générale de la mixité. Cette exception accorderait, dans le cadre scolaire, des horaires de piscine distincts pour les filles et les garçons quand les parents le souhaitent. Elle concernerait uniquement enfants et adolescents. Elle ne met en cause aucun principe fondamental. Quand nous avions 13 ans, cher Alain, nous n’allions pas à la piscine avec les filles et nous étions pourtant en République. Je fais une proposition analogue à propos des menus dans les cantines scolaires : je ne parviens pas à comprendre pourquoi la laïcité consisterait à imposer à des enfants de violer les règles de leur religion s’ils veulent manger convenablement.

J’ai beaucoup réfléchi avant d’utiliser le terme « céder », au sujet des concessions que nous devrions faire à l’islam. Je voulais en quelque sorte nous forcer à reconnaître ce qui est déjà là. On me reproche mon « défaitisme », je trouve quant à moi que rien n’est plus démoralisant que d’annoncer à voix forte qu’on ne saurait accepter ce qu’en fait on accepte chaque jour depuis déjà longtemps. J’admets tout à fait que ce que vous appelez la « misogynie institutionnelle » de l’islam pose un problème majeur. Pour autant, nous le savions. On est étonné de voir comment nous redécouvrons chaque jour, avec une indignation sans cesse renouvelée, un fait social et moral qui est souligné dans toutes les descriptions de l’islam depuis qu’il y a des descriptions de l’islam. En tout cas, en contrepartie des concessions que je recommande, j’insiste sur l’interdiction effective de la polygamie et du voile intégral, mais aussi sur la liberté complète de parole et d’opinion parmi nous. Or, d’une part, ces interdictions ne sont pas rigoureusement appliquées ; d’autre part, la liberté intellectuelle est aujourd’hui entravée par le gel de la parole sur l’islam au nom de la prohibition de « l’islamophobie ». De sorte que la société que j’ai l’audace de dessiner serait en réalité moins soumise à l’intimidation de l’islam que celle dans laquelle nous vivons déjà.

Je suis comme vous préoccupé par une partie des usages véhiculés par l’islam et désireux de ne les encourager en rien, mais ne nous donnons pas un projet impossible. Je ne crois pas que la majorité des musulmans français vivent selon des mœurs qui nous interdiraient de partager la même cité. Si l’on souhaite vraiment contribuer à la promotion des femmes musulmanes, il est plus judicieux d’inviter tous les musulmans, hommes et femmes, à participer vraiment à la vie civique que de les morigéner sans cesse. Rien ne garantit qu’ils accepteront cette invitation, mais nous ne l’avons pas encore vraiment lancée.

La Seule Exactitude, Alain Finkielkraut, Stock, 300 pages, 19,50 euros / Situation de la France, Pierre Manent, Desclée de Brouwer, 173 pages, 15,90 euros."

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