Revue de presse

Alain Finkielkraut : "Ma France" (Le Point, 9 av. 15)

13 avril 2015

"École, laïcité, identité, mais aussi Sarkozy, Le Pen, Hollande... Pour "Le Point", le philosophe Alain Finkielkraut porte le fer sur les lâchetés d’aujourd’hui."

"[...] Dès le 12 janvier, et jusqu’au sommet de l’Etat, certains défenseurs de la République se sont mués en procureurs. Selon le schéma traditionnel de la critique de la domination, les assassins sont devenus les victimes d’un apartheid ethnique, culturel et territorial. Et c’est en vain que Charb a dit : "J’ai moins peur des intégristes religieux que des laïques qui se taisent" - la laïcité doit désormais répondre du délit d’islamophobie. [...] Le 11 janvier, c’était l’affirmation que la France - esprit Charlie inclus - n’est pas négociable. Des voix s’élèvent depuis lors pour dire, au contraire, que la France doit être renégociée et redéfinie à partir de ce qu’elle est aujourd’hui. [...]

La France n’a pas toujours été un pays d’immigration. Les afflux importants de population étrangère ont commencé dans le dernier tiers du XIXe siècle. Les historiens contemporains alignent le passé sur le présent en confondant volontairement les migrations intérieures (des Bretons à Paris ou des Corses sur le continent) avec l’immigration proprement dite. [...]

Tout a été dit en 1990 par Jean Baudrillard : "SOS-Racisme. SOS-baleines. Ambiguïté : dans un cas, c’est pour dénoncer le racisme, dans l’autre, c’est pour sauver les baleines. Et si dans le premier cas, c’était aussi un appel subliminal à sauver le racisme ?" Pourquoi sauver le racisme ? Parce qu’on aime mieux jouer à se faire peur en ranimant le bon vieil ennemi que faire face à un présent dans précédent. "Il faut se méfier des traîtrises du langage. La langue de bois dit en général le contraire de ce qu’elle pense. Elle dit ce qu’elle pense en secret, par une sorte d’humour involontaire. Et le sigle SOS en fait intégralement partie", conclut Baudrillard. [...]

Tout le showbiz fredonne sans répit la même rengaine bien-pensante, et votre revue des troupes oublie Le Monde, L’Obs, Télérama, Mediapart, Les Inrocks, le magazine Transfuge, ainsi que, de Laurent Mucchielli à Luc Boltanski, l’armée mexicaine des chercheurs en sciences sociales.Malgré ce grand déploiement, le politiquement correct est peut-être moins dominateur qu’il ne l’espérait. Mais ce n’est pas la domination qui le définit, c’est la dénonciation et même la criminalisation de ceux qui refusent d’invoquer, pour penser le présent, les heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire, d’utiliser à tout bout de champ l’adjectif "nauséabond" et d’entonner, une nouvelle fois, l’inusable refrain du "ventre encore fécond d’où est sortie la bête immonde". S’il faut en croire les listes noires qui sont les nouveaux marronniers de la presse antifasciste, ces réfractaires se comptent sur les doigts d’une main. [...]

[Renaud Camus] J’observe que ceux-là mêmes qui ne lui pardonnent pas de parler de "Grand Remplacement" écoutent bouche bée ces propos de Leonora Miano, Prix Femina 2013, sur un plateau de télévision : "Vous avez peur d’être culturellement minoritaires. Mais ça va se passer. Ça va se passer. Ça s’appelle une mutation. L’Europe va muter. Elle a déjà muté. Il ne faut pas avoir peur. Cette transformation est peut-être effrayante pour certains, mais ils ne seront plus là pour en voir l’aboutissement."[...]

Je n’ai rien à voir avec le parti "y-a-qu’à-iste" et poutinien de Marine Le Pen et je combats, comme les antifascistes patentés, la haine de l’Autre et l’esprit de clocher. Mais il ne faut pas se tromper d’époque : ce sont les habitants du village global aujourd’hui qui sont fermés à la différence. Le sentiment d’appartenance et l’identité nationale ne sont pas conformes à leur manière hors-sol d’être et de communiquer, ils les rejettent donc avec horreur. L’étranger, à l’ère numérique, c’est l’autochtone. Il n’y a pas de place sur la planète virtuelle pour les culs-terreux. [...]

A la différence des hommes de 1789 qui voulaient casser l’Histoire en deux et bâtir un monde intégralement neuf, les fondateurs de l’école républicaine se sont pensés comme des héritiers. Ils n’ont pas voulu rompre avec le passé, mais allier la liberté et la fidélité. Aujourd’hui, la gauche met les héritiers en garde à vue pour délit d’initié. Et, soucieuse d’en finir avec l’élitisme, elle fait disparaître le grec et le latin, c’est-à-dire les humanités, de l’enseignement secondaire.
La gauche, autrement dit, a pris l’exact contrepied de Marc Bloch, qui écrivait à la veille de la Libération : "Nous demandons un enseignement secondaire très largement ouvert, son rôle est de former des élites, sans acception d’origine ou de fortune. Du moment donc qu’il doit cesser d’être (ou de redevenir) un enseignement de classe, une sélection s’imposera."
Ce langage républicain heurte désormais le sentiment démocratique. A l’heure du combat contre les discriminations, une tout autre conception de l’ouverture prévaut, celle du baccalauréat pour tous et du présentéisme triomphant. Mais l’héritage que la gauche abandonne au nom de l’égalité, la droite s’en débarrasse au nom de l’utilité. Il y a longtemps que je ne crains plus les foudres de la gauche divine. Si j’étais de droite, je le dirais sans hésiter. Seulement voilà : mon parti n’existe pas. [...]

Dans cette classe politique soumise de surcroît à la douche glacée du ricanement permanent, Alain Juppé se distingue par son élégance et sa hauteur de vue. Mais je crois que, sur la question du "vivre-ensemble", il succombe à l’angélisme qui est, en règle générale, le péché mignon des intellectuels. Ce n’est pas en niant ou en minimisant, comme il le fait, le phénomène de séparatisme culturel qui se développe dans notre pays qu’adviendra le règne de "l’identité heureuse". [...]

[Nicolas Sarkozy] Son problème, ce n’est pas l’angélisme, c’est la versatilité. Il voulait introduire la diversité dans la Constitution, il est maintenant partisan de l’assimilation. Il prônait une laïcité ouverte, et voici qu’il veut interdire les repas de substitution à l’école. Ces sincérités successives donnent le tournis. [...]

[François Hollande] Difficile d’incarner la nation quand on pratique systématiquement le redoublement du sujet. "La France, elle a des atouts." Cette syntaxe sied aux enfants, pas au chef de l’Etat. [...]

Ne me résignant pas à l’ordre établi, c’est-à-dire à ce que le destin de chacun soit fixé par sa naissance, je me définirai plutôt comme progressiste. Mais l’entrée fracassante dans une société post-nationale et post-littéraire constitue-t-elle un progrès ? La transformation de l’art d’enseigner en liste de recettes pour "tenir sa classe" est-elle un progrès ? La défiance généralisée est-elle un progrès ? Doit-on se réjouir de voir les Petites Poucettes du troisième millénaire délaisser la fréquentation des textes pour la pratique frénétique du texto ? La France d’après est-elle vraiment plus civilisée que la France d’avant ? On n’a pas le droit aujourd’hui de poser ces questions cruciales, car "avant", c’était avant la diversité. Toute nostalgie, dès lors, est raciste et relève des tribunaux. [...]

L’esprit de sérieux fait maintenant des blagues. Les agélastes sont devenus humoristes. Ils sanctionnent par le rire tous ceux qui pensent en dehors des clous. Je me console en explorant, après Philippe Muray, l’immense territoire du risible laissé en déshérence par le gloussement unique. Ainsi cette réforme des collèges qui conduit, interdisciplinarité oblige, un professeur de français et un professeur de gymnastique à mettre leurs compétences en commun pour demander aux élèves de réaliser ensemble une vidéo sur le thème "comment persuader vos camarades de jouer au handball". [..]

A l’ère des flux, le verbe "sauver" doit impérativement prendre la place du verbe "changer" dans notre vocabulaire politique : sauver les paysages, sauver les livres, sauver la langue, sauver les vaches, les poules et les cochons, en mettant fin à l’élevage en batterie et aux gigantesques fermes-usines, bref, sauver les meubles et ce qui reste de la civilisation française. [...]

Les pessimistes croient que la catastrophe est à venir. Je ne partage pas leur optimisme. La catastrophe est en cours. [...]"

Lire Alain Finkielkraut : "Ma France".


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