Revue de presse

A. Finkielkraut : "Le dreyfusisme intempestif de Charles Péguy" (Causeur, sept. 14)

4 octobre 2014

"[...] Après chaque élection, après chaque enquête d’opinion même, les éditorialistes donnent l’alerte et nous pressent de reprendre le flambeau du dreyfusisme en défendant, avant qu’il ne soit trop tard, les valeurs universelles contre l’exaltation des racines et la tentation mortifère du repli patrimonial. Je résiste obstinément à cette mise en demeure, non parce que je serais devenu réactionnaire, comme je l’entends dire ici ou là, mais parce que pour moi, l’affaire Dreyfus, ce ne sont pas seulement les hautes figures de Jaurès, de Clémenceau, de Zola, c’est avant tout Péguy et son engagement irréductible à l’antinomie devenue canonique des Lumières et des anti-Lumières.

Au moment où l’Affaire éclate, Péguy est socialiste. Or les socialistes ne se sentent pas concernés par la bataille qui se profile. Même quand ils ne vont pas jusqu’à proclamer après Marx que l’argent est le véritable dieu d’Israël et qu’avec le capitalisme le monde est devenu juif, ils rechignent à défendre un officier bourgeois. Ce serait distraire leur énergie de la seule guerre qui vaille car elle a pour enjeu l’humanité même de l’homme : la lutte des classes.

[...] La philosophie de l’histoire [...] quel qu’en soit le scénario, croit tenir en main le passé, le présent et l’avenir. L’affaire Dreyfus a montré ce qu’avait d’erroné et, à la fois, d’inhumain une telle arrogance. Elle exige donc une véritable révolution intellectuelle. Aux pensées de surplomb, il s’agit désormais d’opposer une pensée réceptive, à la superbe de la philosophie, la modestie de l’attention, et à l’arraisonnement du monde humain, la reconnaissance de son caractère immaîtrisable. L’être déborde nécessairement l’idée car « tout est immense, le savoir excepté » [1] On a, bien sûr, besoin de comprendre pour agir, mais comprendre la réalité présente, ce n’est pas la faire entrer dans la camisole du concept, c’est l’aborder sans garde-fou ; ce n’est pas la mettre aux normes, c’est répondre aux questions qu’elle pose et aux avertissements qu’elle envoie. « Il ne dépend pas de nous que l’événement se déclenche mais il dépend de nous d’y faire face » [2] : voilà pour Péguy le principal enseignement de l’Affaire. Puisque tout arrive, il a fait son deuil de la possibilité de connaître le Tout, et pris la décision philosophique de renoncer au discours spéculatif pour devenir journaliste.« Journaliste de quinzaine, si l’on peut dire, je ne renierai pas le métier que je fais ; journaliste de mois ou de semestre, journaliste enfin, ma misère est la misère commune : il faut que je suive les événements, excellent exercice pour achever de se convaincre que vraiment les événements ne nous suivent pas. » [3]

De plus en plus de journalistes, hélas, vivent aujourd’hui dans la certitude que les événements les suivent. Rien ne les désarçonne. Leur savoir n’est jamais pris en défaut. S’ils vont sur le terrain, c’est pour découvrir, derrière les apparences, la confirmation de leurs présupposés. Ils trouvent toujours ce qu’ils cherchent. D’où leur air entendu et leur inébranlable sentiment de supériorité. D’où leur condescendance amusée pour la naïveté herméneutique du commun des mortels. En toutes circonstances et en tous lieux, ils ont le petit sourire des gens renseignés, de ceux à qui on ne la fait pas car, quoi qu’il advienne, ils connaissent l’intrigue et ils ont déjà distribué les rôles. Ils n’ont pas forcément suivi des études de philosophie, mais ils exercent leur profession en philosophes de l’histoire, cela même, qu’en devenant journaliste et en s’immergeant dans la misère commune, Péguy avait choisi de ne plus être.

Ainsi Edwy Plenel, le directeur du site d’informations Médiapart, qui se veut pourtant péguyste et qui s’applaudit tous les jours dire « dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste » [4] ne s’en est pas laissé accroire : il a su être plus malin que la vérité du nouvel antisémitisme. Cette vérité rebelle, cette vérité scandaleuse, il l’a neutralisée, il l’a domestiquée, il l’a nettoyée de tout ce qui en elle contredisait son système et il a dénoncé dans l’interdiction du dernier spectacle de Dieudonné, Le Mur, une grossière manœuvre pour détourner les citoyens de l’essentiel, c’est-à-dire les grèves ouvrières, la corruption de la classe politique et le racisme qui sévit au sommet de l’État. Le geste popularisé par Dieudonné de la « quenelle » étant, de surcroît, devenu le signe de ralliement de toute une jeunesse « sensible », il a mis en garde, et beaucoup d’autres avec lui, contre le danger de la stigmatisation : rien ne devait être fait qui pût désespérer Sevran ou offenser La Courneuve.

Avec cette critique de la domination, nous voici ramenés à Guesde et Liebknecht : le mal n’a qu’une adresse et la lutte des classes est le seul vrai du réel. Mais le dreyfusisme n’est pas mort. Il n’a même jamais été aussi vivace. Les nouveaux guesdistes ne le combattent plus, ils l’annexent à leur combat. C’est même sous le signe de Jaurès et de Zola qu’ils ont placé leur retentissante mobilisation contre la mise en avant du thème de l’identité nationale par le gouvernement français entre 2007 et 2012. L’identité nationale, ont-ils protesté, c’est le rejet de l’unité du genre humain, c’est Barrès balayant le J’accuse de Zola en ces termes restés célèbres : « Je reconnais que son dreyfusisme est le produit de sa sincérité, mais je dis à cette sincérité : il y a une frontière entre vous et moi. Quelle frontière ? Les Alpes. » [5] C’est Barrès encore, écrivant, avec la même assurance, qu’on ne saurait exiger de Dreyfus, « cet enfant de Sem », les beaux traits de la race indo-européenne : « Il n’est point perméable à toutes les excitations dont nous affectent notre terre, nos ancêtres, notre drapeau, le mot “honneur”. Il y a des aphasies optiques où l’on a beau voir les signes graphiques, on n’en a plus l’intelligence. Ici l’aphasie est congénitale, elle vient de la race. » [6] Ces phrases sont d’autant plus insupportables qu’elles ont trouvé au xxe siècle leur traduction sanguinaire. Reste que, sauf à censurer Notre jeunesse, le chef-d’œuvre du dreyfusisme, on ne saurait laisser aux formules barrésiennes le dernier mot de l’identité française. [...]

Péguy, comme tous les dreyfusards, invoque les droits de l’homme. Il le fait même avec emphase : « Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice et au droit, surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social. » [7].

Mais ce qui singularise l’auteur de Notre jeunesse, ce sont les mots-clés d’honneur et de race et c’est qu’il aille chercher dans Le Cid la formule de son dreyfusisme. « Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu » : là où Zola et Clemenceau prennent exemple sur Voltaire, défenseur de Calas, Péguy brandit le vers emblématique du théâtre cornélien. On attendait la réaffirmation des principes des Lumières et c’est la morale de l’aristocratie qui surgit sans crier gare. Aux doctrinaires racistes qui traitent l’appartenance comme une donnée, comme un destin, comme un Irrémédiable auquel nul comportement n’échappe, Péguy répond que Noblesse oblige et qu’il faut à Rodrigue, pour remplir cette obligation, une force d’âme extraordinaire. Et à ceux qui jugent dépassée la conception aristocratique de l’homme et du monde, il rappelle que la nation démocratique fait de chaque citoyen un héritier, c’est-à-dire, à l’instar de Rodrigue et de tout noble qui se respecte, « l’administrateur comptable et responsable d’un domaine incessamment menacé » [8]. Dans les sociétés démocratiques, le principe de l’honneur n’est pas caduc : il devient, au contraire, l’affaire de tous. [...]

On s’incline certes devant les grands noms de Péguy, de Bernanos, de Marc Bloch, et du général de Gaulle, on leur consacre des biographies, des thèses, des colloques, on célèbre ponctuellement le centenaire de leur naissance ou de leur mort, mais leurs voix sont devenues inaudibles, leur message ne passe plus. Ceux qu’emporte la sympathie et qui rêvent de franchir les murs occupent le devant de la scène. Avec l’ouverture des frontières et le changement de population qui en découle, ils voient la défiance et la violence se propager dans la société française. Et, forts de ce que l’histoire leur a appris, ils incriminent Barrès, ils dénoncent la perpétuation de son idéologie « nauséabonde ». Si mésentente il y a dans la France d’aujourd’hui, c’est, disent-ils, par la faute des gardiens de plus en plus hargneux de l’antique cimetière. Pour remédier à cette situation, ils proposent donc, avec le conseiller d’État Thierry Tuot, auteur d’un rapport sur l’intégration remis au Premier ministre en février 2013, d’en finir avec « la célébration angoissée du passé révolu d’une France chevrotante et confite dans des traditions imaginaires » [9].

On le voit : Barrès n’est plus une référence, c’est un épouvantail ; le dreyfusisme triomphe, mais Péguy a perdu la bataille. Auschwitz, en effet, a eu lieu. Et après Auschwitz, on n’ose plus, on ne sait plus faire la différence entre la poussée hitlérienne et la poussée cornélienne. On frappe du même opprobre le « sang pur » et la pureté du sang. Le racisme nazi a emporté dans son apocalypse l’honneur de la race, c’est-à-dire la dette envers les morts. Pour être sûres de rentrer dans le droit chemin de l’humanisme des Lumières, les nations démocratiques lui ont cédé, sans coup férir, leur Noblesse oblige. Elles n’ont pas compris que cet abandon était sa vraie victoire, son maléfice ultime."

Lire "Le dreyfusisme intempestif de Charles Péguy".

[1Charles Péguy, « L’Affaire Liebknecht », in Œuvres en prose complètes, tome I, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1987, « Zangwill », p. 1 447.

[2Péguy, « Louis de Gonzague », in Œuvres en prose complètes, tome II, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, p. 383.

[3Péguy, « Notre patrie », op. cit., p. 11.

[4Péguy, « Lettre du provincial », Œuvres en prose complètes, tome I, pp. 291-292.

[5Maurice Barrès cité dans Alain Pagès, 13 janvier 1898. J’accuse !, Perrin, 1998, p. 240.

[6Maurice Barrès cité dans Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, Fayard 2000, p. 176.

[7Péguy, « Notre jeunesse », Œuvres en prose complètes, tome III, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1992.

[8Péguy, « Par ce demi-clair matin », Œuvres en prose complètes, tome I, pp. 291-292.

[9Thierry Tuot, Le Débat, n° 179, mars-avril 2014, p. 45.


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