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P. Kessel : 1973... "Le Grand Orient balloté entre gauche et droite" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 25 janvier 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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1973 : l’après Zeller ouvre la voie à la droite au Grand Orient.

La nouvelle société. L’expression qui fera florès sert de slogan à Jacques Chaban-Delmas, candidat malheureux de la droite républicaine à la présidentielle de 1974, trahi par sa famille politique. Chaban, cet ancien résistant, ancien joueur de rugby, futur président de l’Assemblée Nationale et futur Premier Ministre que j’avais eu le plaisir de rencontrer aux Vieux de la vieille, un cercle d’anciens Résistants que fréquentait mon père et qui rassemblait autour d’un déjeuner mensuel au Don Camillo, un club de la rue des Saints Pères, des femmes et des hommes courageux qui conservaient entre eux, quelles que soient leurs évolutions politiques, une amitié à toute épreuve. Tout récemment, dans la perspective de l’élection présidentielle, j’avais déjeuné avec lui et quelques confrères. Il n’avait pas tout à fait oublié ses origines radicales même s’il avait rejoint l’homme du 18 juin par la Résistance. L’homme était simple, direct, en bonne forme, ce dont il témoignait en escaladant quatre à quatre les marches des perrons ministériels.

Le désir de changement, l’irruption d’idées nouvelles, le bouleversement des mœurs, l’espérance politique issue de Mai 68, il les avait intégrés dans son projet. Nous étions étonnés d’entendre un homme de droite promouvoir des idées qu’on peut qualifier de progressistes. Parce qu’il dérangeait d’autres ambitions, probablement d’autres intérêts, il fut trahi par sa famille. Le thème de la société nouvelle serait récupéré par Valéry Giscard d’Estaing rassemblant sur son nom des modernistes des deux rives, les libéraux, les conservateurs, et la droite antigaulliste parmi lesquels quelques survivants de la France de Vichy.

La gauche, de son côté, s’engage difficilement sur la voie du programme commun signé en 1973, même si les questions de fond sont loin d’être tranchées. Le PC continue d’affirmer que l’Union soviétique est socialiste. L’autogestion fait son entrée dans le programme du PS. Les radicaux explosent entre opposants au programme commun avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, le directeur de L’Express, et partisans de l’alliance avec les socialistes et les communistes qui vont créer avec Robert Favre le mouvement des radicaux de gauche. La victoire du candidat unique de la gauche à l’élection présidentielle de 1974 semble à portée de mains. La France pompidolienne vit la fin des Trente glorieuses et rêve d’une synthèse entre tradition et changement, conservatisme et modernité. Ce sera bientôt le décollage du libéralisme et la promesse de sortie du tunnel, un nouvel orléanisme qui va séduire jusque dans les rangs du Grand Orient comme de la Grande Loge de France. Au cinéma, Yves Boisset, Costa-Gavras, Claude Sautet, Claude Chabrol incarnent l’onde transgressive de Mai 68 et moquent les turpitudes de la bourgeoisie. C’est le temps du Dernier tango à Paris, de La grande Bouffe, mais aussi du Chagrin et la pitié qui ravive une mémoire que certains voudraient définitivement enterrée.

Au Grand Orient, ces débats de société largement ouverts sous la présidence de Fred Zeller sont au cœur des conférences et colloques qu’il organise. L’obédience s’est engagée en faveur des idées nouvelles, de l’évolution des mœurs et des droits des femmes, de la loi sur la contraception défendue par le frère Lucien Neuwirth ; bientôt on parlera de l’IVG, des radios libres, d’une démocratie plus affirmée et plus juste, d’une réduction des injustices sociales, de la notion de service public, des révolutions technologiques et des bouleversements qu’elles induisent et déjà du respect de la nature. Le Grand Orient ne donne pas de consigne de vote mais, pour l’essentiel, son cœur bat à gauche. Pour autant, les frères qui affichent publiquement leur appartenance au Grand Orient ne sont pas tous derrière François Mitterrand auquel il est reproché de s’apprêter à faire entrer le loup communiste dans la bergerie gouvernementale ! Ceux-là ont oublié qu’à la Libération, c’est le général de Gaulle qui les y invita pour la première fois !

Les idées que le Grand Orient défend et promeut participent d’un idéal progressiste, républicain et laïque. Mais le mandat de Fred Zeller se termine. Après les années de gauche marquées par les grandes maîtrises de Jacques Mitterrand (1962-1964), de Paul Anxionnaz (1964-1969 et 1966-1969) de Jacques Mitterrand à nouveau (1969-1971) et enfin de Fred Zeller (1971-1973) s’ouvrent les années libérales, le nom qu’on donnait à l’époque à la droite modérée. Ses promoteurs plaident en faveur d’un Grand Orient davantage tourné vers la tradition, plus discret, moins engagé.

En réalité, l’apolitisme qu’ils mettent en avant a toujours constitué le faux-nez du conservatisme. En témoigne le fait qu’au moins deux des trois Grands-Maîtres qui vont se succéder jusqu’à la fin de la décennie, seront ouvertement issus de l’autre rive de la République. L’obédience va consacrer quelques temps à se regarder le nombril et à débattre sur le principe de l’engagement du Grand Orient dans la société. C’est là un de ces sujets récurrents, garants du succès des Convents millésimés grâce à des joutes oratoires aussi passionnées que talentueuses.

Il faut avoir participé à ces assemblées d’un millier de délégués, désormais beaucoup plus même, pour prendre la mesure d’une véritable démocratie permise par le respect rigoureux d’un rituel de prise de parole et de totale liberté d’expression. Tout en se respectant mutuellement, les orateurs osent entrechoquer les idées et dire à voix haute ce que certains pensent tout bas. Il faut avoir entendu les réquisitoires de Guy Stibbe ou de Jean-Claude Kanoui contre nos projets, les plaidoiries de Georges Bender et de Jean Croc qui au contraire souhaitaient que le Grand Orient s’engage plus nettement, les brillantes mais interminables péroraisons de Prince Th, les interventions argumentées de Roger Leray, de Marc Paillet, de Roger Xavier-Lanteri, pour prendre la mesure de la chance que nous avions.

Encore jeune maçon, délégué de ma loge, je me faisais violence, bousculais ma timidité pour prendre la parole dans ce cénacle au silence étourdissant et y défendre les idées que j’estimais justes. Je peux le dire aujourd’hui, j’étais davantage impressionné de m’exprimer devant mes frères que lors de ma première prise de parole publique dans l’amphithéâtre Richelieu à la Sorbonne quelques années plus tôt. Je ferai mon miel de cet apprentissage exceptionnel de l’éloquence dont on a stupidement abandonné l’enseignement dans les écoles de la République alors que la maîtrise de la parole constitue le premier pas vers l’émancipation.

Mais, en ces années d’après-Zeller, le balancier part dans l’autre sens. Fred Zeller laisse la place en 1973 à Jean-Pierre Prouteau, un radical, opposé au programme commun, qui deviendra co-président du parti radical valoisien en 1979, un homme intelligent, distingué, à la tête de réseaux des milieux coopératifs et mutualistes, monsieur Afrique de l’économie, au cœur de la Françafrique, qui deviendra secrétaire d’État de Valéry Giscard d’Estaing à l’issue de son mandat de Grand-Maître. Ceux qu’inquiète l’Union de la Gauche entre socialistes, radicaux et communistes vont être particulièrement courtisés par le pouvoir. Le Grand Orient et la Franc-Maçonnerie qui occupent une position centrale, ce qui ne signifie pas centriste, deviennent des enjeux politiques dès lors que les radicaux, parmi lesquels de nombreux maçons, ont scissionné sur la question de l’union de la Gauche et que la candidature de François Mitterrand pour l’élection de 1981 menace d’ores et déjà le Président sortant. Les maçons amis de Giscard d’Estaing s’agitent, organisent des réunions, constituent même un groupe fraternel. Henri Caillavet, ancien ministre, plusieurs fois député et sénateur, futur fondateur du Comité Laïcité République et de la loge République, aurait été lui-même approché pour entrer au gouvernement.

Le Président de la République soigne ses relations avec les obédiences et met en place à l’Élysée une antenne sous l’autorité de Victor Chapot. On lui prête l’intention d’avoir un moment souhaité rejoindre ses rangs. Le Président démentira. C’est néanmoins ce que publie Le Canard Enchaîné qui, le 16 février 1977, titre à la Une : "Giscard veut devenir franc-maçon". C’est ce qu’écrit Denis Lefebvre. C’est aussi ce qu’évoque l’ancien Grand Maître Paul Gourdot, citant Victor Chapot, dans ses Mémoires non publiées, selon qui "le Président de la République aurait manifesté l’idée d’être reçu à la condition d’être directement admis à la Maîtrise sans passer par les grades d’Apprenti et de Compagnon". Le fait est que j’ai entendu railler ce projet sur les parvis de la rue Cadet. Le Président Giscard, via un de ses conseillers, membre du Grand Orient, aurait souhaité bénéficier d’une cérémonie d’initiation organisée à l’Élysée, aménagée sur mesure, et accélérée de façon à recevoir tous les grades le même soir. Comme Voltaire ! Mais Giscard n’est pas Voltaire. Le Président ne sera jamais reçu rue Cadet. L’histoire un jour dira la vérité. C’est à ce moment que plusieurs journaux titrent "La Franc-Maçonnerie vire à droite".

En 1975, un médecin pneumologue, Serge Béhar est élu à la présidence du Conseil de l’Ordre de l’obédience. L’homme est charmant. Je le connais bien, c’est mon médecin. Un homme cultivé, délicat, doux, oriental à la façon des vieux sages turcs, pays d’où sont issus ses ancêtres, des juifs convertis, modéré par principe, dont je ne saurai jamais s’il se situait à droite, à gauche, au centre ou ailleurs, pour qui toute bonne diplomatie ne peut être que secrète et toute bonne franc-maçonnerie que discrète, qui n’a qu’une passion connue, Marcel Proust, auquel il consacrera plusieurs ouvrages. Sous sa présidence, le Grand Orient s’efface des grands débats publics. L’année suivante le Grand Orient va ressortir de la nébuleuse du silence. Mais depuis l’autre rive de la République. Avec un Grand-Maître de poids.

Michel Baroin est élu à la tête de l’exécutif en 1977. L’homme a le caractère trempé, le maintien droit, toujours jovial sous un masque rendu sévère par la coiffure en brosse et le collier de barbe sel et poivre bien taillé à la façon des directeurs d’école d’antan. "Humaniste et socialisant", comme il aime à se présenter, cet ancien commissaire de police, ancien des Renseignements généraux, affecté à la Direction de la Surveillance du Territoire ( DST), ancien chef de cabinet des Présidents de l’Assemblée Nationale, Achille Perretti puis Edgar Faure, Michel est un ami proche de Jacques Chirac, ce qui ne l’empêche pas de nourrir des relations intelligentes avec François Mitterrand lequel, en 1986, le nommera à la présidence du Comité d’organisation du bicentenaire de la Révolution. L’homme sait mailler un véritable réseau d’amitiés. Michel est un ami de mon père qui contribua à son entrée en Franc-Maçonnerie, ce qui nous permit d’établir assez vite un lien de confiance et permettra par la suite de nous opposer en nous respectant. Mon engagement politique résolument à gauche l’intéresse. L’homme aime converser, interroger, écouter. Déformation professionnelle sans aucun doute ! Nous devisons de temps à autre dans son bureau de Grand-Maître au quatrième étage de la rue Cadet. L’avant-veille de son départ pour son voyage sans retour en Afrique, nous nous sommes retrouvés rue de Prony, à deux pas du parc Monceau, dans son bureau de Président de la Garantie Mutuelle des Fonctionnaires. Passionné de presse, il avait acquis des parts dans Canal Plus et nourrissait de grands projets dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres qui, tous, confluaient vers la politique. Nombreux à cette époque lui prêtent un destin national. Lui-même, lorsqu’au détour de notre ultime échange, près de dix ans après sa Grande Maîtrise nous évoquons cette perspective, me répond par un grand sourire plein de malice et un mouvement très gaullien des bras sans rien démentir comme pour suggérer que les voies de l’avenir sont impénétrables. Était-il au service de l’ambition de Jacques Chirac ou bien courait-il sous ses propres couleurs ? Il meurt le 5 février 1987 dans un accident d’avion, peu après le décollage de Brazzaville. Sa mort demeure un sujet d’interrogations : accident ou attentat ? s’interroge Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation Nationale d’Emmanuel Macron, dans une biographie bien documentée sur l’ancien Grand-Maître. En 1995, un des amis intimes de Michel Baroin, ancien collaborateur, me confia qu’il avait mené son enquête de son côté, convaincu d’une piste criminelle mais qu’il avait dû arrêter ses recherches devant les menaces qui s’exerçaient sur lui et sa famille.

Dès son élection à la tête du Grand Orient, Michel Baroin convoque un Convent extraordinaire pour "moderniser la maison" mais aussi pour déplacer le positionnement de l’obédience. Cela suscite un véritable tollé, des débats animés, par moments houleux. La réunion commence par une bronca. Le Grand-Maître ouvre la séance par un discours qui veut rassurer ceux qui ont critiqué cette initiative et craignent une réforme conservatrice en douceur. Un coup d’état philosophique ! Rien n’est décidé, tout sera fonction des débats et des votes de cette assemblée, répond-il. Mais, à peine a-t-il achevé son propos qu’un délégué de loge demande la parole au fond de la salle. Il est forain et avec la gouaille dont il a l’habitude sur les marchés, il interpelle le Grand-Maître d’une voix tonitruante. Il s’exprime sans micro et, prenant le contre-pied des assurances données par Baroin, lui demande s’il est vrai qu’une réunion s’est tenue quelques jours auparavant sous sa présidence, dans un grand hôtel parisien au cours de laquelle les postes et responsabilités de ce Convent extraordinaire ont été affectés aux seuls amis du Grand-Maître. Un ange passe sur l’assemblée. Le Frère Bernard Blumenthal, élu municipal à Paris, pourtant traditionnellement nuancé dans son expression, un homme généreux, un ami solide que la maladie emportera prématurément, dénonce la volonté de rupture avec nos principes démocratiques. Les orateurs s’escriment. Le ton monte et la ligne de fracture entre gauche et droite que Michel voulait "dépasser" ressurgit avec virulence. Le Convent parviendra à une motion de synthèse difficilement élaborée par deux journalistes de talent, Marc Paillet et Xavier Lanteri, présentateur d’un journal télévisé et moi-même, mais l’opposition demeurera vive entre Michel Baroin et Roger Leray, futur Grand-Maître. La presse ne s’y trompe pas qui écrit que derrière les apparences, c’est bien d’un changement fondamental que débat l’obédience.

1974, année charnière, fut décidément un curieux millésime : crise économique, assises nationales du socialisme, François Mitterrand candidat de la gauche unie, avènement de la modernité giscardienne, publication de l’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne et vives inquiétudes sur l’évolution de la révolution portugaise qui relance le débat sur l’Union soviétique et les alliances avec le parti communiste, démission de Jean-Paul Sartre de la direction de Libération, les plaques tectoniques de la politique et de ses représentations imaginaires bougent. Arrive l’élection présidentielle. Nous nourrissions de grands espoirs. La désillusion claque comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. François Mitterrand, à qui je me suis rallié parce qu’il incarne pour beaucoup d’entre nous l’espoir d’un changement, est battu à 300 000 voix près. Les deux anciens Grands Maîtres, Jacques Mitterrand et Fred Zeller, à titre personnel, avaient appelé clairement à voter en faveur du candidat de la gauche unie. Cela n’aura pas suffi, témoignant que la Franc-Maçonnerie, contrairement à ce que lui prêtent ses ennemis, ne fait ni la pluie ni le beau temps, et moins encore les élections !

La gauche française donne alors le sentiment d’être l’objet d’une malédiction inébranlable. Notre génération a le quart de siècle et n’a connu que la droite au pouvoir. Sommes-nous condamnés à ne jamais voir l’alternance ? La culture, l’art, la littérature, le cinéma, la musique, le théâtre, l’urbanisme, l’arrivée des femmes dans la vie sociale ont envahi nos rues et exhalent un parfum de liberté et de justice dont nous pensons qu’ils ne peuvent être portés que par la gauche. Mais la France vote à droite ! Trois cent mille petites voix manquent aux forces du changement pour que le pays culturel et le pays politique se trouvent en harmonie !

Un fort sentiment d’injustice dans les cœurs, la peine en bandoulière, il faut apprendre à puiser en soi, à mieux maîtriser les événements pour enfin conquérir cette tour de Babel qui une nouvelle fois s’écroule sur nos têtes. Nous repartons à l’assaut du ciel sans savoir que quelque chose au fond de nous s’est brisé, une spontanéité, une certaine générosité qui feront défaut sept ans plus tard, en 1981, quand la gauche gagnera enfin l’élection présidentielle mais aura perdu d’ici là la suprématie culturelle.

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