Livre

P. Kessel : 1969, un soixante-huitard au Grand Orient (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 1er janvier 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Neuf mois après Mai 68, j’ai été reçu Franc-Maçon au Grand Orient de France. C’était en février 1969, neuf mois donc après les évènements qui offrirent à une génération l’illusion d’entrer dans la vie par la porte de la révolution. Terrible initiation collective à cette dimension cachée qui sépare le rêve de la réalité, l’idéal de la pratique. Je n’en demeurais pas moins déterminé à changer le monde. Avec le recul, c’est le monde qui nous changea.

C’était à la loge les Amitiés d’Alain, à Paris. Un atelier plutôt modéré, légèrement conservateur mais ouvert, avec une forte composante de policiers dont le vénérable, c’est-à-dire le Président, Inspecteur général de la police, recevait un jeune étudiant gaucho qui défilait, voilà peu, en scandant "CRS SS" ! Il avait fallu des conditions pour le moins exceptionnelles pour que ces temples de la sagesse ouvrent leurs portes à des étudiants un peu agités, plus impertinents que perturbateurs, plus révoltés que révolutionnaires mais dérangeants pour tous les conformismes. L’eau et le feu, le blanc et le noir, le contraste des contraires, déjà ! Mais étaient-ce bien des contraires ?

J’avais dix-huit ans et j’étais le plus jeune de cette fraternité, plus habituée à l’époque à accueillir des hommes de la cinquantaine grisonnante, intégrés dans la vie professionnelle, sociale et familiale, rosette à la boutonnière. C’est ce qu’avait bien compris Fred Zeller, futur Grand-Maître, qui ouvrit grand les bras à cette poignée de jeunes hommes qui rêvaient de changer le monde et débarquaient presque innocents dans la principale obédience maçonnique française, la seule association qui nous écoutait sans chercher à nous récupérer. "Nous étions quelques-uns à avoir compris que l’arrivée de ces jeunes couches, libérées de conceptions sclérosées, pouvait nous permettre de nous ouvrir délibérément à des idées neuves et de redevenir des maçons créatifs", écrit-il dans ses Mémoires [1].

La jeunesse demeure suspecte aux yeux de tous les conservateurs, et il en est en Franc-Maçonnerie comme partout, dès lors qu’elle incarne le mouvement, qu’elle contraint à interroger la tradition, à contester l’ancienneté et sa prétention à incarner la sagesse. Au contraire, elle avait séduit Fred Zeller, ses copains, anciens du Front Populaire, de la Guerre d’Espagne, de la Résistance, de la Sociale. Fred avait été brièvement secrétaire de Léon Trotski pendant son exil en Finlande, membre des jeunesses socialistes, l’aile gauche de la SFIO que Léon Blum sauva de l’exclusion.

L’irruption d’une génération partageant l’idéal de leur jeunesse les réjouissait mais suscitait l’inquiétude, la peur de certains gardiens de la prétendue orthodoxie du sérail. Un quart de siècle plus tard, lorsque je fus élu à la présidence du Grand Orient, les mêmes continuaient à jouer à se faire peur. Juste après mon élection, un des Grands Maîtres d’une autre obédience me confia que quelques jours plus tôt, certains et certaines avaient fait en sorte de me faire précéder d’une réputation de "gauchiste, trotskiste, socialo, laïcard". Les chemins de la fraternité sont parfois impénétrables !

C’est donc le 17 février 1969 que j’ai été reçu aux Amitiés d’Alain. Je dis reçu et non initié car en réalité, on n’est jamais initié. Il n’y a ni Graal, ni élixir de l’immortalité, ni formule magique, ni secret des dieux à découvrir au faîte d’une montagne magique ou au fond d’une grotte secrète ! Tout au plus découvre-t-on un chemin qui tend, de façon asymptotique, vers un peu plus de sagesse et de sérénité, de connaissance et de maîtrise de soi, d’émancipation par rapport aux préjugés, d’autonomie de la pensée, de combativité face aux dogmes, un peu plus d’écoute de l’Autre et de soi-même, un peu plus de fraternité.

La Franc-Maçonnerie anglo-saxonne parle d’ailleurs de "réception" et non d’"initiation" pour évoquer l’entrée en loge. Reconnaissons-lui cette vertu ! Pour autant, à défaut de me faire découvrir l’accomplissement du Grand Œuvre et l’élixir d’immortalité, les Frères qui m’accueillaient, pour certains à des années-lumière des préoccupations de mon univers d’étudiant, allaient m’ouvrir des perspectives que je n’imaginais pas. Il faut que s’écoulent bien des saisons pour faire un franc-maçon.

Comment je suis devenu franc-maçon et pourquoi je le suis resté

J’avais dix-huit ans. La majorité civile était à vingt et un. Il fallait être majeur pour candidater au Grand Orient. En fait, peu de jeunes souhaitaient rejoindre les rangs de la Franc-Maçonnerie… quand ils en avaient entendu parler !

Moi-même, j’étais partagé. Celle-ci était très discrète et avait la réputation de rassembler des hommes âgés, voire vieux, sérieux et austères, entretenant des utopies avec un parfum de naphtaline. À ce moment, neuf mois après Mai 68, nous étions bien peu nombreux, issus du mouvement étudiant, à envisager d’y adhérer. Nos préoccupations étaient ailleurs.

De Gaulle démissionnerait deux mois plus tard, le 28 avril 1969, par un communiqué laconique de Colombey-les-Deux-Églises, après que sa réforme du Sénat et de la régionalisation eut été désavouée par référendum. Le Général que nous avions conspué aux cris de "Dix ans ça suffit", ne manquait pas de dignité. S’ouvrait la courte période du pompidolisme, charme discret d’une bourgeoisie provinciale, marquée par la fin des Trente glorieuses, la découverte d’un irrésistible chômage et la décision de construire ce qui deviendrait le Centre Pompidou à Paris que nous qualifiions sottement à l’époque de "plus belle raffinerie du monde" !

Guy Mollet allait quitter la direction de la SFIO, le vieux parti socialiste, qui nous apparaissait compromis avec la vieille société et ses mauvaises habitudes. Trop jeune pour m’être impliqué dans l’"affaire algérienne", pour avoir lu les grands idéologues dont les portraits dessinés par les étudiants des Beaux-Arts sur de grandes affiches recouvraient les murs de la Sorbonne et même si Lev Davidovitch Bronstein, dit Le Vieux, bénéficiait d’une réelle sympathie au vu de son rôle de victime de Staline, j’éprouvais sympathie et respect pour Pierre Mendès France et son PSU, l’aile gauche du PS dans ces année-là [2], où militaient également Édouard Depreux, Alain Savary, Daniel Mayer, Jean Poperen, Pierre Bérégovoy, Michel Rocard, Huguette Bouchardeau. Mendès avait tenu à être présent au meeting de Charléty du 27 Mai 1968, qui devait clore le mouvement étudiant.

Je n’avais pas les clés pour comprendre la vie politique, son histoire, ses composantes, ses leaders et leurs batailles souterraines. Simplement, nous voulions changer le monde et réussir là où les anciens avaient échoué ! Notre ambition avait la naïveté de la jeunesse, la fragilité d’une fin d’adolescence rebelle à toutes les formes d’autoritarisme, mais notre volonté était sincère et grande notre énergie. Nous rêvions encore d’authenticité des projets, de sincérité des hommes, de transparence entre l’être et le paraître. Nous n’avions pas accepté l’idée que le monde presque entier joue la comédie.

À dix-huit ans, ma perception de la vie, de la mort, de la maîtrise de soi, de l’engagement, relevait davantage de mes cours de philosophie et de quelques récentes lectures que d’une pensée autonome. Notre combat c’était d’abord pour ne pas dire exclusivement, celui de la liberté, celui de l’égalité. L’homme ne pouvait s’épanouir que dans une société elle-même émancipée. La priorité, c’était d’abord le changement social et la rupture avec le capitalisme.

Mon adhésion à la Franc-Maçonnerie exprimait la poursuite d’un idéal de démocratie sociale fondée sur l’éthique de l’homme libre. La priorité, c’était la construction du temple de l’humanité, l’engagement, comme disent nos rituels, en faveur d’une société "plus juste et plus éclairée". Une société de fraternité.

Telle était la réputation du Grand Orient dans le concert des puissances maçonniques : une obédience engagée dans le camp qu’on disait du Progrès, de la justice sociale, de l’émancipation des hommes et des peuples, de la démocratie politique, de la laïcité.

Notre imaginaire du monde était manichéen, comme il peut l’être à cet âge. L’époque avait du bon, qui permettait de catégoriser aisément le Bien et le Mal. J’avais suivi les cours du soir de l’Université Nouvelle, animée par des intellectuels communistes qui nous révélaient les subtilités de la dialectique et de la lutte des classes revues par le Parti. J’assistai à deux réunions, fier d’être associé à cette assemblée du parti de la classe ouvrière. Et, en même temps un peu blessé, moi, l’"étudiant petit-bourgeois", comme disaient mes voisins, des militants expérimentés, qui m’expliquaient qu’il fallait me débarrasser de ma "culture de classe" ! Affligeante culpabilisation alors que mon père, dernier né d’une famille de quatre enfants, avait dû commencer à travailler à treize ans pour contribuer à faire bouillir la marmite !

À cette université, on enseignait Plekhanov, théoricien marxiste russe qui avait supervisé la traduction du Capital en russe. Il s’agissait d’une version revue et corrigée pour la classe ouvrière. Ce jour-là, je compris peu de choses, sinon qu’aux arguments proprement théoriques, se substituait une casuistique à la gloire du peuple érigé en agent de l’histoire, dieu suprême, et de son avant-garde incarnée dans le Parti !

Il y avait là quelque chose d’étouffant. Une forme de police de la pensée nous invitait à voir le monde à travers une grille de lecture verrouillée et imposée par la machine stalinienne. Marx était confiné dans une vision mécaniste, économiste, dogmatique, conservé dans sa vérité vraie comme un morceau de la Sainte Croix.

Les orateurs expliquaient qu’il convenait prioritairement de se défaire des dangereuses assertions des libertaires, des trahisons des socialistes et des sociaux-démocrates, éternels "traîtres à la classe ouvrière", des radicaux, au service de la bourgeoisie ! Les maoïstes poussaient le culte du monde ouvrier jusqu’à investir les usines et prôner un retour au stalinisme pur et dur avec leur Petit livre rouge, missel à la gloire de Mao, ultime dieu-vivant. Au-delà commençait le reste du monde, le parti de l’argent, de la répression sociale, de la phallocratie, de l’ordre policier, de la collaboration, du colonialisme et de l’impérialisme….

Fraîchement sortis de l’Université et de Mai 68, avec mes copains non-encartés, nous avions encore en tête les mots d’ordre "Jouissez sans entrave", "Sous les pavés la plage", "Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner", "L’imagination au pouvoir". Nous écoutions Boris Vian, Léo Ferré, Jacques Brel, Georges Brassens, Jean Ferrat, Juliette Greco, Barbara, nous récitions Prévert et Les yeux d’Elsa d’Aragon. La révolution à laquelle nous aspirions devait révolutionner la vie quotidienne ainsi que l’avaient si bien exprimé Guy Debord dans la Société du spectacle, Raoul Vaneigem dans son Traité de Savoir-vivre à l’usage des jeunes générations ou Jean-Luc Godard dans son ennuyeuse La Chinoise.

Le matin, en nous rendant à l’Université de Nanterre, à peine descendus du train à la Gare de Nanterre-La-Folie, mes amis et moi devions traverser le bidonville où de jeunes Cosettes faisaient la queue pour aller tirer de l’eau à la pompe collective. C’est là que les mao-spontex avaient distribué boîtes de foie gras, saumon fumé, champagne, dérobés la veille chez Fauchon. Un beau et sympathique coup de com qui annonçait à quel théâtre le jeu politique allait se réduire.

En attendant, Gauche et Droite faisaient sens. Nos camarades étudiants en Droit qui stationnaient leur petite Austin Cooper à deux pas sur le parking face au bidonville étaient là pour nous le rappeler au cas où nous l’aurions oublié. Ce n’était pas un monde de concepts mais de symboles ! De violence également lorsque descendaient sur la fac les commandos d’extrême-droite qui chargeaient dans la cafétéria, la matraque à la main. En attendant que des commandos d’extrême-gauche leur rendent la visite à la faculté d’Assas. Tel était le monde de mes journées.

Le Grand Orient est fort parce qu’il n’a pas à gérer cette lancinante et douloureuse contradiction entre les idées et l’action. Il n’a pas à se substituer aux partis politiques ni à participer aux batailles pour le pouvoir. Pour autant, il n’a pas à s’interdire les sujets politiques pour se réfugier dans une réflexion éthérée, exclusivement symbolique, pour ne fâcher personne, sur le modèle de la Maçonnerie anglo-saxonne. Sa mission, en amont du politique, est d’émanciper les hommes, de déconstruire les systèmes de représentation de la société qui enferment la pensée libre, d’imaginer de nouvelles grilles de lecture intégrant au mieux les découvertes scientifiques et techniques qui elles-mêmes n’auront qu’un temps, de dessiner l’imaginaire collectif du monde qui vient, au service des principes des Lumières. À toute époque, apprendre et réapprendre avec le Petit Prince à dessiner un mouton ! Dans la loge, des anciens évoquaient le lien entre le dedans et le dehors, l’éthique et la politique, le lien entre la République laïque et la République intérieure et invitaient les jeunes à faire l’apprentissage du doute, à dialoguer avec soi-même, voire à penser contre soi-même. L’homme est l’auteur de l’homme, cela lui confère l’ardente obligation de penser toujours ensemble liberté et responsabilité, concluait Pierre Meutey, l’Orateur de ma Loge, un brillant journaliste libéral ! Tel était le monde de mes soirées.

Les maçons qui m’accueillirent avaient été de tous les grands combats du siècle. Je ressentais avec émotion leur invitation à inscrire mes pas sur les traces des Anciens et à poursuivre avec eux l’idéal qui légitimait mon engagement. J’étais fier de siéger aux côtés de ces libertaires qui, tel Aristide Bochot, presque centenaire à l’époque, longs cheveux blancs jusque dans le bas du cou, lavallière et costume strict, avaient conservé du premier conflit mondial une haine de la guerre, des nationalismes et des cléricalismes. Aristide fut le premier à m’inviter à ne jamais céder à ceux qui veulent enfermer la Maçonnerie dans une pratique exclusivement traditionaliste alors qu’elle est l’âme d’un humanisme laïque. À condition de ne jamais se confondre avec les partis politiques, disait-il. J’étais fier de m’asseoir à côté d’anciens blumistes, de résistants, de rescapés des camps nazis, de gaullistes, de mendésistes, d’anciens trotskistes, de quelques communistes, de compagnons des luttes pour l’indépendance des peuples colonisés et de braves gens, non encartés mais plutôt de gôche. Ces hommes-là, qui avaient rebâti l’obédience laissée en champ de ruines par l’occupant nazi et ses affidés de Vichy, n’envisageaient pas un seul instant que le Grand Orient puisse ne pas être de ce mouvement culturel, social et politique que chacun pressentait, et qui devait réussir là où les expériences précédentes avaient échoué. Le Grand Orient qui m’accueillait incarnait la dimension philosophique et culturelle du programme national de la Résistance. C’est tout du moins ce que j’imaginais.

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[1Fred Zeller, Trois Points c’est tout, Robert Laffont, 1976, p. 388.

[2Parti socialiste unifié.



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